L’immigration en Europe, le sujet de l’extrême

Episode 2

, par Louis Ritter

L'immigration en Europe, le sujet de l'extrême

Allemagne, Italie, Suède, France, Danemark, Royaume-Uni, Union européenne (UE)…les nouvelles mesures contre l’immigration se sont multipliées sur le continent européen ces dernières années. Ce phénomène évolue en parallèle d’une montée sans précédent des partis et des mouvements d’extrême-droite en Europe, qui incarnent pour certains la solution à ce “fléau”. Partout en Europe, le paysage politique a entamé une mutation inimaginable depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La société européenne semble se refermer sur elle-même au motif que l’immigration est responsable de tous ses maux. Vérité ou bouc-émissaire ? L’immigration est-elle vraiment le problème des sociétés européennes ? L’Union européenne répond par le Pacte asile et migration. (2/4)

L’immigration en chiffres

L’Union européenne compte quelque 446,7 millions d’habitants selon les données d’Eurostat. Parmi cette foule, 23,8 millions, soit 5.3% de la population, sont des ressortissants de pays tiers. 38 millions sont nés en dehors de l’UE, soit 8.5% de la population. Ces chiffres sont une vue d’ensemble, des disparités existent naturellement entre les Etats membres. Toutefois, ils interrogent tout de même sur le concept de “submersion” de l’Europe sous les vagues migratoires. En tout et pour tout, l’immigration nette totale vers l’UE, soit la soustraction du nombre de personnes arrivants dans l’UE à celui des personnes sortant de l’UE, est de 1,14 millions de personnes en 2021. En 2022, le nombre de personnes arrivées dans l’UE issu de l’immigration légale et illégale confondues est d’environ 3,8 millions de personnes. Ce dernier chiffre ne constitue pas le solde migratoire mais comptabilise simplement les arrivées. Parmi elles, il faut compter 331 433 arrivées illégales, soit environ 9% de l’ensemble des arrivées sur le sol européen.

Certaines personnes choisissent de rester, d’autres de repartir. Sans surprise, c’est la famille qui pousse les personnes à rester sur le sol de l’UE en majorité (35% des cas). L’asile ne concerne que 15% des cas en 2022. Force est de constater que l’immigration dans l’Union européenne est, à une écrasante majorité, légale. Les titres de séjour sont décernés selon les protocoles légaux en vigueur. Une grande partie de ces nouveaux arrivants se mettent à travailler peu après leur installation, parfois même bien avant d’obtenir leurs papiers définitifs, signe de la lenteur du processus qui a fait l’objet de nombreuses lois sur l’immigration en Europe ces derniers mois. Il convient donc de distinguer très nettement l’immigration légale de l’immigration illégale. Or, dans les discours des dirigeants d’extrême-droite, les deux se confondent sans le moindre scrupule.

L’immigration illégale ne concerne qu’une infime partie des arrivées dans l’UE ces dernières années, même si nous pouvons relever une nette augmentation depuis 2019 qui reste encore très loin des chiffres de 2015. Si l’ensemble de la classe politique tend à qualifier ces personnes de “migrants”, ce statut révèle d’un cynisme qui veut retirer aux Etats leurs responsabilités juridiques en matière de migration, définies par des textes internationaux ratifiés par la grande majorité des Etats membres de l’ONU. Un “migrant” qualifie seulement une personne qui quitte son pays pour une durée indéterminée et pour des motifs contraints ou volontaires. Est un migrant toute personne qui traverse une frontière ou quitte simplement son domicile pour une certaine durée. Un réfugié est donc également un migrant, mais dispose d’un statut juridique établi et suivi de droits spéciaux reconnus par tous les signataires de la Convention de Genève et par les Etats membres de l’ONU. Mais l’obtention de ce statut dépend en fait de la volonté des Etats de reconnaître ou non une personne comme réfugiée. Ainsi, on dénombre dans l’immigration illégale à la fois des réfugiés et des personnes sans statut particulier, qui demandent l’asile. On les qualifie donc de “demandeurs d’asile”. 958 800 demandes ont été introduites dans l’UE en 2022. Parmi elles, 634 400 ont fait l’objet d’une décision en première instance dont 49% furent positives. Mais seulement 143 000 personnes ont obtenu le statut de réfugié. Le reste des demandeurs d’asile fait l’objet d’autres statuts de protection. En 2022, 383 700 personnes se sont vues accorder une protection par l’UE.

D’après le Haut-Commissariat pour les Réfugiés (HCR) de l’Organisation des Nations unies (ONU), il y avait 36,4 millions de réfugiés dans le monde à la mi-2023. A la fin de 2021, moins de 10% d’entre eux se trouvaient sur le sol de l’UE, 20% à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine. Mais halte-là ! En aucun cas, bien entendu, ces Ukrainiens doivent être confondus avec les ressortissants des pays arabes ou africains. Il s’agit de bien distinguer deux catégories de réfugiés : les Ukrainiens et les autres ; quand bien même les Ukrainiens ont pour point commun avec certains autres de fuir leur pays en guerre. La définition juridique du terme “réfugié” devrait éclairer la lanterne de certains. C’est la Convention de Genève de 1951 qui en a fixé le cadre : est réfugié “toute personne qui fuit son pays parce qu’elle craint avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques”. La différence entre un Syrien de 2015 et un Ukrainien de 2022 ? L’un est issu de l’ethnie arabe, l’autre de celle caucasienne majoritairement présente en Europe.

Ces données n’ont pas pour objectif de banaliser l’immigration illégale, encore moins de la nier. Il s’agit de nuancer les propos alarmistes et biaisés de certains dirigeants politiques, selon lesquels l’immigration, dont celle illégale, se ferait “en masse”, “sans contrôle” et serait le début d’un “remplacement complet de la société européenne”, blanche et d’héritage chrétien soit-dit en passant, par une autre civilisation. Si l’extrême-droite a pu faire son nid grâce à l’immigration, c’est sans doute parce que le reste de la classe politique ne s’en est pas saisi suffisamment tôt : “il y a un sujet sur l’immigration illégale. Donc il faut oser le traiter !” clame Fabienne Keller, député européenne du groupe Renew (centre libéral). “La peur et la haine de l’étranger sont des thèmes classiques des politiques des gouvernements d’extrême-droite” analyse Fabienne Gazin, maître de conférence au Centre d’études internationales et européennes à l’Université de Strasbourg et spécialiste du droit européen. Et d’ajouter que “le retour de ces idéologies, conjugué au déclin démographique des sociétés européennes fait que l’on observe une forme de repli sur soi”. Un phénomène illustré par les nombreuses nouvelles lois relatives à l’immigration que l’on peut observer partout en Europe depuis quelques mois.

Le pacte asile et migration : un accord historique ?

Historique”. C’est bien le terme employé par l’ensemble des députés européens de la majorité qui s’est positionnée en faveur du pacte asile et migration, lequel a fait l’objet d’un accord entre les députés européens et le Conseil de l’Union européenne le 20 décembre 2023. “Cela va nous permettre de mieux contrôler les frontières de l’UE, mieux accueillir les personnes en accord avec leurs droits, et mieux organiser les retours”, se félicite Fabienne Keller, impliquée dans les négociations, qui reconnaît bien volontiers les tensions fortes que suscite ce sujet. [1]Honteux”, rétorquent certains députés des groupes de gauche, comme le député français des Verts, Damien Carême. Pour comprendre pourquoi ce pacte divise, il faut revenir sur son contenu.

A l’origine, le paquet législatif de cinq règlements, proposé par la Commission européenne en septembre 2020, est issu d’une première proposition qui avait été faite en 2017 mais qui n’avait pas pu trouver son chemin jusqu’au trilogue. La Commission a alors tiré cinq textes de ce paquet pour en faire les cinq règlements du “Pacte asile et migration”. Parlement comme Conseil ont accepté de reprendre les mandats qui avaient été les leur en 2017 pour négocier cet ensemble de textes [2]. Les cinq règlements proposent plusieurs nouvelles conditions de gestion de la migration vers l’Europe, mais comportent également des mesures pour accroître les retours. Ainsi, ils prévoient de faire un premier “tri” directement aux frontières de l’UE, afin de ne laisser entrer sur le territoire de l’union que des personnes éligibles à une protection internationale. Les personnes qui ne le sont pas seront immédiatement reconduites vers leur État d’origine. Pour celles qui seraient acceptées à l’intérieur des frontières de l’UE, la demande d’asile serait examinée en quelques semaines, ce qui signifierait une accélération des procédures par rapport à la législation précédemment en vigueur. Les déboutés de l’asile seraient eux aussi renvoyés dans leur État d’origine.

Mais la mesure centrale de ce pacte, réclamée de longue date par certains pays de première ligne dans l’accueil des migrants, consiste en une meilleure répartition des responsabilités en matière de premier accueil des personnes arrivants sur le sol de l’UE. Contrairement au règlement de Dublin - qui voulait que l’État de première entrée soit responsable du traitement de la demande d’asile - le nouveau pacte instaure davantage de “solidarité” entre les États membres. Il prévoit de relocaliser certaines personnes, pour décharger les administrations, de rediriger certaines contributions financières, des constructions de murs et de clôtures ou de la fourniture d’outils de surveillance. En outre, les textes prévoient une augmentation du contrôle des arrivants en enregistrant davantage de données sur les personnes, notamment par la réactivation et la montée en puissance de la base de données Eurodac. De cette façon, tous les États membres peuvent identifier une personne nouvellement arrivée, où qu’elle soit.

Cet accord, dont se félicitent un certain nombre de députés européens, signent-ils enfin la fin de l’immigration incontrôlée ? “Pas du tout  !” répond Fabienne Gazin, maître de conférence au Centre d’études internationales et européennes à l’Université de Strasbourg. “Les expériences montrent que ces orientations politiques sont un leurre”. [3] Elle n’est pas la seule à craindre les conséquences de la nouvelle législation européenne. Dans un article publié sur son site Internet, l’ONG Amnesty International prédit “des souffrances accrues à chaque étape du parcours des personnes cherchant à obtenir l’asile au sein de l’UE.” En cause, les risques de régression des droits humains fondamentaux de ces personnes. “Le Pacte entraînera certainement une augmentation du nombre de personnes [...] placées en détention de fait aux frontières de l’UE.” En outre, les textes prévoient plutôt la possibilité de renforcer les frontières extérieures de l’UE mais n’investit pas réellement dans l’accueil. Sans compter les exemptions de respect des législations européennes pour certains États, lors d’épisodes d’ “instrumentalisation” des migrants [4], ou de “force majeure” - comprenez une forte affluence. En somme, l’UE fait le choix de renoncer à un certain nombre de principes en matière de droit international des réfugiés.

Historique pour certains, honteux pour d’autres, le nouveau Pacte asile et migration va néanmoins faire l’objet d’un débat et d’un vote définitif au Parlement européen. L’exemple communautaire n’est qu’une pièce d’un puzzle qui s’est peu à peu mis et continue de se mettre en place en Europe, donnant toujours plus à l’UE le visage d’une forteresse. Une tendance qui se diffuse dans tous ses États membres.

Notes

[1Entretien avec l’auteur le 20 décembre 2023.

[2Fabienne Keller, entretien avec l’auteur le 22 décembre 2023.

[3Fabienne Gazin, entretien avec l’auteur le 30 décembre 2023.

[4A la fin de l’année 2021, la Biélorussie a fait venir des centaines de migrants par avion pour les envoyer vers la frontière polonaise.

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