La brouille avec la Turquie, un défi pour l’Union européenne

, par Eric Drevon-Mollard

La brouille avec la Turquie, un défi pour l'Union européenne
Caricature de Receyp Tayyip Erdogan, actuel Président de la République de Turquie CC Flickr / strassenstriche.net

L’actuel président turc, Recep Tayyip Erdogan, organise un referendum pour s’octroyer les pleins pouvoirs. Alors que les sondages sont très serrés, il tient le plus de meetings possibles en Turquie, mais aussi dans les pays d’Europe qui comptent une forte minorité turque : les Pays-Bas, l’Allemagne et la France.

Les Pays-Bas sont les premiers à avoir refusé qu’un ministre turc atterrisse sur leur territoire pour mener campagne. C’est aussi un signe de protestation face à la répression de l’opposition et aux purges dans les rangs des opposants au pouvoir qui sont organisées par Ankara. Erdogan accuse le gouvernement qui siège à La Haye d’employer des méthodes rappelant « le nazisme et le fascisme », et le pays d’être une « république bananière ». [1]

En Allemagne également, un ministre turc s’est vu refuser l’autorisation de tenir un meeting, motivée par l’emprisonnement du journaliste turco-allemand Deniz Yücel. Ce correspondant du quotidien berlinois Die Welt, suite à une accusation de propagande en faveur d’une organisation terroriste, gênait le pouvoir turc parce qu’il critiquait la politique anti-kurde du pouvoir en place [2]. Le président Erdogan, lors d’un meeting, vociféra contre « des pratiques nazies ».

CC Flickr / majka czapski - Manifestation à Berlin pour demander la libération du journaliste Deniz Yücel

Même si ces charges étaient surtout destinées à amadouer l’électorat turc, on peut légitimement s’inquiéter de la dégradation des relations entre la Turquie et l’Union européenne, et aussi de la dérive autoritaire du président turc, qui, outre les purges dans ses administrations, s’est également attaqué aux libertés de la presse et de manifester, n’hésitant pas à faire emprisonner les contestataires. Cumhuriyet, le dernier journal d’opposition, est sous pression. Son rédacteur en chef, ainsi que 17 de ses journalistes, sont ainsi mis en garde à vue à l’automne 2016, suite à la tentative de coup d’Etat. [3]

Un autoritarisme qui trouve ses racines dans l’Histoire

La dérive populiste et autoritaire actuelle trouve ses racines dans l’histoire de la Turquie, fondée en 1923 par Mustafa Kemal, qui prône la laïcité et le modernisme.

Désireux de redonner à la Turquie sa place dans le monde, Mustafa Kemal combat les institutions traditionnelles : il lutte contre le poids de la religion, abolit l’alphabet arabe, et assure l’égalité juridique entre les hommes et les femmes. En revanche, il n’hésite pas à employer des méthodes semblables à celles des régimes fascistes européens pour contrer les volontés séparatistes des kurdes et des arméniens.

Après 1945, la démocratie s’installe en Turquie, mais reste sous surveillance : lorsque l’opposition islamiste rogne un peu trop sur les lois sur la laïcité, les militaires n’hésitent pas à reprendre la main par des coups d’Etat (quatre entre 1960 et 1997).

La Turquie reste sous-développée dans les années 1990, car elle était dirigée par une classe politique corrompue, incompétente, et peu favorable à l’économie de marché. Deux factions s’opposent depuis de manière constante dans la société turque : les modernistes d’inspiration kémaliste et les religieux.

Le premier Erdogan, de 2002 à 2009

Jusqu’en 2002, date d’accession au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, les islamistes avaient toujours été repoussés du pouvoir par des coups d’Etat. Habile, il s’est avancé masqué, ayant appris de l’échec de son mentor, Necmettin Erbakan, destitué suite au dernier coup d’Etat de 1997.

Il s’est présenté, comme un islamiste modéré, soucieux de démocratie, de laïcité et des droits des femmes. Il entreprend surtout des réformes qui permettent le décollage économique de la Turquie, tout en luttant contre la corruption. La popularité qu’il s’est ainsi bâtie lui a permis d’être toujours réélu jusqu’à maintenant.

L’Erdogan islamiste et autoritaire à partir de 2009

Puis c’est la rupture. En 2009, Erdogan arrête pour complot contre l’Etat près de 300 personnes pro-kémalistes haut placées (universitaires, militaires, journalistes). Alors qu’il n’avait pas trop écorné le principe de laïcité jusque-là, le Président fait voter des mesures qui la remettent en cause : autorisation du port du voile dans les administrations, fin de la mixité à l’école, restrictions à la consommation d’alcool... En 2013, une nouvelle étape est franchie : des manifestations contre la destruction d’un parc à Istanbul sont durement réprimées. Le parti pro-kurde HDP, qui les soutenait, est mis au ban, et certains de ses leaders sont arrêtés.

Le dernier épisode de ce recul de la démocratie fait suite à l’échec d’un coup d’Etat par des militaires, qu’Erdogan attribue de manière discutable à un opposant islamiste, Fethullah Gülen, mais qui émane plus probablement de ce qui reste de partisans kémalistes dans l’armée et la société turque. La tentative de putsch échoue parce que le Président a su asseoir sa légitimité grâce à la croissance économique. Ses partisans descendent en masse dans la rue pour le soutenir. Aidé par ses affidés qu’il a placés aux plus hauts échelons du pouvoir, il ordonne une répression féroce qui aboutit à près de 300 morts, et des milliers d’arrestations.

CC Flickr / valeriy osipov

Les fonctionnaires qui ne paraissaient pas assez loyaux aux yeux du pouvoir sont limogés par dizaines de milliers, dans la police, l’armée, et l’enseignement. Erdogan propose de rétablir la peine de mort, soumet par referendum une modification constitutionnelle qui créerait en Turquie un régime présidentiel, et répond aux critiques de l’Union européenne par une escalade verbale et un chantage aux migrants, menaçant de mettre fin à l’accord qui prévoit qu’il doit les retenir sur son territoire et prendre en charge ceux qui sont refoulés de Grèce, en contrepartie d’une aide de plusieurs milliards d’euros.

L’Union européenne doit contrer la menace Erdogan avec fermeté et intelligence

Comment réagir face à la situation complexe de ce pays qui hésite depuis près d’un siècle entre modernité et identité, islam rigoureux et laïcité ?

Les hollandais et les allemands ont été bien avisés de répondre fermement aux insultes qu’il a proférées. On peut dès lors déplorer le manque de solidarité et de courage des dirigeants français, qui ont laissé le ministre des affaires étrangères turc tenir un meeting en faveur de la réforme constitutionnelle d’Erdogan à Metz. De même que l’absence d’une réponse européenne commune et ferme de la part de Federica Mogherini [4].

Cependant, la fermeté, si elle est une question de principe, ne constitue pas pour autant une solution de fond au problème de notre relation avec la Turquie. Excessive, elle risque même d’aller dans son sens, en renforçant le nationalisme des turcs, unis contre une Union européenne qu’ils pourraient percevoir comme une ennemie.

Plus que jamais en ces temps troublés, l’Europe doit être un phare des libertés et de la prospérité, un modèle pour d’autres nations. N’oublions pas que l’emprise d’Erdogan s ’émousse : il n’est pas sûr de gagner son referendum, d’où sa nervosité. Et sa mainmise sur l’appareil d’Etat, accompagnée de son lot de faveurs et de corrompus, commence à nuire à l’économie du pays, dont la prospérité avait bâti sa popularité.

Nous devons penser à une vraie réplique idéologique pro-démocratique. A l’heure du web 2.0 et des réseaux sociaux, nous devrions nous doter d’un corps européen de hackers et d’influenceurs, comme ont si bien su le faire les russes, pour faire le travail que les médias turcs (et d’autres pays menacés par la dictature) ne peuvent plus effectuer : rendre compte des morts et de l’arbitraire du pouvoir actuel. Ainsi nous pourrions montrer sous un jour plus favorable les différentes minorités du pays, notamment les kurdes.

La diaspora turque et kurde présente en Europe aurait toute sa place dans un tel dispositif : grâce à sa connaissance des deux cultures, elle est la mieux placée pour exporter nos valeurs dans leur pays d’origine.

Notes

[2Source : Libération.fr

[3[Source : Le monde

[4Federica Mogherini est la Haute Représentante de l’Union pour la politique étrangère et les affaires de sécurisé ainsi que Vice-présidente de la Commission européenne

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