Dans un article de 2016, le journaliste croate Mariko Čulić priait les politiciens de l’ex-Yougoslavie d’arrêter de « faire revivre la Yougoslavie juste pour pouvoir la tuer à nouveau » dans leur hystérie anti-yougoslave. Une requête similaire est de mise en octobre 2017. À chaque discussion pour redessiner les frontières (Géorgie en 2008, Crimée en 2014, et maintenant Catalogne) et à chaque fois que les fédérations deviennent plus petites (Brexit), nous n’hésitons pas une seconde à sortir la Yougoslavie de l’étagère de l’Histoire et à raviver les blessures de centaines de milliers de personnes qui ont perdu quelqu’un dans l’horreur des années 1990. Bien sûr, n’importe quel événement historique, peu importe combien il fut douloureux, devrait être « revécu » aujourd’hui si cela peut donner des conseils sensés pour une situation analogue. Cependant, cela est peu approprié entre la Yougoslavie et la Catalogne.
Aux origines de l’indépendance des Républiques de l’ex-Yougoslavie.
En juin 1991, la Croatie et la Slovénie déclarent leur indépendance d’un État yougoslave qui n’avait absolument plus rien à voir avec l’État mis en place après 1945, produit d’une lutte partagée et héroïque du peuple yougoslave pendant la guerre. En 1988, le leader serbe Slobodan Milošević détourne les postes du Monténégro, du Kosovo et de la Voïvodine au sein de la présidence collective – disposant ainsi d’un contrôle direct sur plus de la moitié des votes de ce corps composé de huit membres – et s’approprie plus de 2,6 millions de Deutschmarks de l’émissaire fédéral. Escroqués et privés de leurs droits de vote, 83,6% des Croates et 90,8% des Slovènes participèrent respectivement à leur référendum d’indépendance, avec, dans les deux cas, un score de plus de 90% en faveur de l’indépendance. Mais le Croate ou le Slovène moyen est-il aujourd’hui plus riche que ses parents lors de « l’Âge d’Or » de la Yougoslavie, dans les années 1960 et 1970 ? Probablement pas ! Est-il plus riche que ce qu’il aurait été au sein de la dictature dominée par les Serbes, clairement prévue par Milošević avant 1991 ? Sans aucun doute !
Scrutins en Yougoslavie et en Catalogne : des déroulements incomparables ?
En juin 2017, le Président de la région autonome de Catalogne, Carles Puigdemont, appelle à un référendum d’indépendance pour octobre, après un vote à la majorité simple à la Generalitat (le Parlement catalan). Le vote n’avait pas atteint la majorité des deux tiers requise selon le propre Statut d’autonomie de la Catalogne (notons que le mot clef « autonomie », que la Catalogne apprécie particulièrement, est déjà apparu deux fois). Alors que le Premier Ministre espagnol Mariano Rajoy peut être critiqué à juste titre pour n’avoir su apaiser les préoccupations catalanes, en rejetant des années durant ne serait-ce qu’une petite avancée vers une plus grande autonomie de la Catalogne, cela est difficilement comparable aux actions de Milošević à l’égard des républiques yougoslaves autres que la Serbie avant 1991. Qui plus est, la participation lors du référendum catalan du dimanche 1er octobre était de seulement 42,3%, ce qui veut dire que le « oui » - voté à 92% - ne représente que 40% de la population totale, contrairement à 88,5% en Slovénie en 1991. Enfin, les statuts d’autonomie violés par Monsieur Puigdemont en organisant le référendum font partie de la Constitution espagnole de 1978, qui avait été approuvée par les Catalans à une majorité de 95,2% et une participation de 67,9% ; la Constitution yougoslave de 1974 définissant le statut de la Croatie et de la Slovénie n’avait pour sa part jamais été soumise à un vote populaire.
Une analogie Catalogne – Kosovo malvenue, voire offensante
De manière encore moins convaincante, l’analogie Yougoslavie-Catalogne ne s’arrête pas en 1991, et va jusqu’à l’indépendance du Kosovo. En 2008, le Kosovo déclare son indépendance, basée sur son référendum de 1991, avec une participation de 87% et un soutien de 99% pour l’indépendance. Après 1991, les Kosovars avaient subi les mêmes injustices que leurs homologues croates et slovènes, mais ces injustices ne sont rien comparées à la guerre du Kosovo qui suivit, dans les années 1990, entraînant plus de 8000 morts ou disparus parmi les Albanais kosovars. Comparer leur sombre destin dans leur lutte pour l’autonomie avec la prospérité de la plus riche des régions d’Espagne, est au mieux peu convaincant et au pire offensant pour le peuple kosovar. On peut seulement espérer que le cas de la Catalogne éclaire l’absurde analogie faite entre le Kosovo et la situation en Géorgie ou en Crimée, déjà établie et généralement soutenue par le Kremlin.
Les apprentissages que Rajoy et l’Union européenne devraient tirer de la dislocation yougoslave
Le Kosovo mis à part, les développements en Catalogne depuis le 1er octobre (à l’inverse du débat entier sur l’indépendance de la Catalogne) présentent une similitude avec le cours des événements entourant la dislocation de la Yougoslavie. Monsieur Rajoy devrait prendre une leçon non pas de Milošević, mais du dernier Premier Ministre de la Yougoslavie Ante Marković : l’usage de la force peut changer la plus grande des victimes en un tortionnaire aussi grand. Malgré les manigances abjectes de Milošević, une large majorité de la communauté internationale était vigoureusement opposée à l’indépendance unilatérale de la Croatie et de la Slovénie, et cela jusqu’en 1991. Personne ne l’a exprimé aussi franchement que le Ministre des Affaires Étrangères italien Gianni De Michelis : « [La Croatie et la Slovénie] ne survivront pas sans l’établissement de relations politiques avec l’Europe et jusque-là, elles risquent d’être écrasées à cause de leur mauvaises décisions ».
Alors que la question de la reconnaissance internationale des indépendances unilatérales croate et slovène n’était clairement pas sur l’agenda politique début 1991, il n’a pas fallu plus de six mois après le déploiement des troupes yougoslaves, ordonné par Marković pour arrêter les Slovènes tentant de se saisir des postes frontières en juin 1991, pour que les pays d’Europe occidentale reconnaissent la Croatie et la Slovénie, en décembre 1991. Bien que la réaction initiale de l’Union européenne après le référendum catalan était de réaffirmer son soutien à l’unité espagnole, cette position ne sera pas forcément éternelle si Rajoy poursuit l’usage de la violence. Mais après tout, malgré sa brutalité, la police espagnole a été suffisamment prudente pour ne pas causer de morts ou de blessés graves, contrairement à l’intervention de Marković en Slovénie qui engendra les 63 premiers morts d’un conflit barbare et fratricide qui allait submerger la Yougoslavie pour la décennie suivante. Si le sang coule en Espagne, victimes et bourreaux pourraient bien échanger leur place en un instant.
Avec du recul, il n’y a qu’une leçon essentielle que l’Espagne pourrait tirer de l’expérience yougoslave. La dislocation du formidable État de Tito a difficilement amélioré la vie de quiconque, avec quatre des ex-républiques yougoslaves encore en dehors de l’Union européenne, et des records de chômage et de fuite des cerveaux. Quand toute cette poussière soulevée le week-end dernier retombera, la Catalogne et l’Espagne se retrouveront face à l’abysse économique et à l’animosité ethnique de la Yougoslavie post-Tito. Alors que le nationalisme a longtemps condamné la Yougoslavie à partir de 1991, l’Espagne, elle, dispose encore de nombreuses ressources.
Cet article a été originalement publié dans The Vostokian.
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