La décevante rhétorique de l’Europe intergouvernementale

Réflexion à l’ère de Flixbus

, par Giulio Saputo, traduit par Thibault Dutoit

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La décevante rhétorique de l'Europe intergouvernementale
Ventotene. CC - Emanuele Tagliaferri

Responsables politiques de premier ou de second plan, partis politiques : à les entendre, tous semblent être des Européens convaincus. Mieux encore : des fédéralistes européens ! Tous évoquent le « mythe de Ventotene » et célèbrent le « chemin parcouru par les pères fondateurs ». Et après ?

Emmanuel Macron, Matteo Renzi, Paolo Gentiloni et Angela Merkel ont chacun été porteurs d’espoir aux yeux des Européens convaincus. Dans les faits pourtant, ils ont très vite déçu.

La cause de ces déceptions est très simple : les dirigeants et, souvent, les partis qui les choisissent, n’ont pas conscience du rôle que leur État pourrait assurer à l’échelle européenne et préfèrent se cantonner à leur zone de confort, délimitée par les frontières nationales. Soyons clairs : Rousseau avait raison lorsqu’il disait que la somme des intérêts particuliers ne pouvait donner lieu à l’émergence d’une volonté générale. Il en va de même pour notre communauté supranationale : la somme de nos zones de confort individuelles ne peut servir l’intérêt général.

Un problème fondamental : la règle d’unanimité

Nous trouvons parfois aberrant que nos chefs d’État ne prennent pas les mesures qui nous semblent pourtant logiques pour nous sortir d’une crise qui paralyse notre continent depuis des années. Nous ne devons toutefois pas perdre de vue que chacune des décisions vouées à renforcer l’efficacité de l’Union (les questions d’immigration, d’intégration, de relance économique, de politique extérieure et de sécurité) doit être adoptée à l’unanimité au Conseil européen, où siègent nos chefs de gouvernement. Une telle unanimité est relativement dure à obtenir et est, par la même occasion, totalement antidémocratique. Toute décision adoptée selon ce principe n’est autre que le plus petit dénominateur commun d’une myriade d’intérêts divergents. Les conséquences d’une telle méthode sont dramatiques : l’Europe n’a ni la capacité ni les moyens d’agir. Pendant ce temps, les États membres gardent jalousement leur souveraineté illusoire et débattent de notre avenir lointain, bien incapables d’appréhender les réalités du monde actuel. La situation serait presque drôle si l’ensemble des forces européennes modérées ne connaissait pas un dangereux revirement à droite, si des dizaines de milliers de personnes ne craignaient pas pour leur vie à quelques kilomètres seulement de nos côtes, si l’un des dirigeants les plus puissants du monde ne s’appelait pas Donald Trump et si des millions de jeunes n’étaient pas au chômage.

Il est selon moi indéniable que les politiques menées par nos principaux dirigeants sont irrationnelles et manquent de vision à long terme. L’époque à laquelle nous vivons nous incite pourtant à agir et à prendre des décisions majeures. Nous nous laissons malheureusement encore et toujours duper par les discours, largement médiatisés, de personnes étroitement liées à l’intérêt national, aux institutions nationales et à un électorat national. Seuls les commérages intergouvernementaux sortent vainqueurs d’une telle situation. La part belle est ainsi faite à l’instrumentalisation d’une Europe impuissante qui n’a d’autre choix que de sacrifier ses fondements sur l’autel de la pensée nationale. Une Europe contrainte à l’inaction dans un des contextes les plus dramatiques de l’histoire.

Pour les réformateurs de gauche et de droite, prisonniers de l’ordre existant, l’Union européenne est vite passée du statut de bouc émissaire au statut de rempart face au retour du souverainisme. Mais nous ne pourrons jamais obtenir de résultats efficaces sans avancée dans les propositions de réformes institutionnelles et sans donner à l’Europe la possibilité de fonctionner de manière adéquate (et pas seulement via des solutions provisoires).

Un bourbier d’inactions

Nos actions discréditent les institutions supranationales et relèguent toute once de changement au statut d’utopie, au nom d’un réalisme politique bien illusoire. Si nous ne nous dépêtrons pas d’un tel bourbier, nous risquons de revenir peu à peu au modèle westphalien et à toutes les embûches qu’il induit. À l’idée que le 20e siècle n’était sans doute pas si terrible et que Mussolini n’avait pas que des mauvais côtés.

Penchons-nous par exemple sur le dernier ouvrage d’Andrew Spannaus, [1] le célèbre chercheur qui avait prédit l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Bien qu’elle n’évoque jamais les conséquences d’un monde sous le joug du nationalisme compétitif, son analyse est effrayante, car elle va précisément dans la même direction que celle décrite plus haut. Est-ce réellement ce que nous voulons ?

Enthousiasme pour le fédéralisme sans acte concret

Les fédéralistes savent que pour sortir d’une telle impasse, un tournant révolutionnaire mû par une force autonome capable de marquer la cadence est nécessaire. Un tel combat ne peut être mené par personne d’autre : c’est au « peuple européen » de lutter contre la pensée nationale.

Ces paroles n’ont bien sûr rien de nouveau, mais j’espère qu’elles auront pu faire office d’introduction aux mots [2] d’un fédéraliste italien bien connu, Mario Albertini, qui nous aident à envisager le présent et le futur différemment :

« Le combat en faveur de l’unité européenne connait une phase paradoxale : il est certes vrai que la majorité des partis démocratiques et de la population désire que l’unité européenne se concrétise sous forme de fédération ; il faut toutefois admettre que cette volonté n’est due à aucun acte politique concret. Elle n’initie aucun mouvement nous donnant l’envie de nous battre.

Le problème fondamental réside bien sûr dans le fait que la politique, au sens large du terme, est faite de partis qui – même s’ils ont d’une certaine manière adopté par le passé une attitude fédéraliste – dirigent aujourd’hui ces États-nations. Ils doivent dès lors non seulement faire face à la pression de leur électorat et de leur entourage, mais également à celle inhérente au pouvoir politique et à tout ce qui en découle : les composantes non démocratiques de l’État, les forces économiques et le fragile équilibre politique entre partis (…).

La coopération entre forces démocratiques, fondée sur une analyse fédéraliste indépendante, est la véritable arme du progrès (…). La problématique européenne ne se résume pas aujourd’hui uniquement à une crise constitutionnelle ou économique. C’est aussi une crise pour ceux qui défendent l’Union, pour ceux qui veulent abolir l’État-nation souverain et mettre sur pied une fédération.

À cause de l’absence de discussion sur le sujet, tout ce qui peut être dit ou écrit tombe automatiquement dans l’oubli. Et dans quelques années, quand Paris et les États nations d’Europe occidentale auront récupéré leur entière souveraineté, de tels discours seront associés aux écrits de Victor Hugo. Les seuls qui posent aujourd’hui désespérément des questions sur le sujet seront pointés du doigt et seront, à l’instar des communistes nationalistes et des faux réalistes, relégués au rang d’utopistes. Pour les communistes, la marche à suivre est simple : ils n’ont qu’à qualifier le fédéralisme d’utopie. Cette description leur réussira, la démocratie n’étant toujours pas parvenue à trouver la forme concrète et uniforme qui lui convient pour fonctionner en harmonie avec le fédéralisme. À y regarder de plus près, on se rend compte que seules des actions concrètes font défaut à certaines idéologies pour ne plus être considérées comme utopistes ».

En conclusion, je dirais que le moment est venu pour que nous, citoyens et citoyennes, nous mobilisions afin de transmettre à nos dirigeants politiques européens un message simple : les mots et les symboles sont importants, mais les actes le sont davantage. Nous ne pouvons laisser mourir l’Europe à cause des États qui la composent. Ces États sont à la fois les instruments et les obstacles de son salut.

Notes

[1« La rivolta degli elettori : il ritorno dello stato e il futuro dell‘Europa » de Spannaus, Andrew, Édition Mimesis (en français : « La révolte des électeurs : le retour de l’État et le futur de l’Europe »), disponible en italien.

[2« Democrazia come lotta contro la ragion di Stato » d’Albertini, Mario (en français : « La démocratie contre la raison d’État »), disponible en italien.

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