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La démocratie doit faire sa révolution copernicienne pour surmonter le changement climatique

, par traduit par Théo Boucart, Valentin Dupouey

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La démocratie doit faire sa révolution copernicienne pour surmonter le changement climatique
Les ressources de la Terre ne sont pas infinies. Reconnaître cet état de fait, dans nos démocraties modernes, exige un changement de paradigme comparable à celui provoqué par Nicolas Copernic. Photo : iStock

OPINION. Valentin Dupouey-Sterdyniak, directeur du service communication du Parti Vert Européen, explore comment la démocratie peut s’adapter aux bouleversements induits par le dérèglement climatique, entre croissance dite « verte » et impératif de décroissance. Un article de notre série Democracy under pressure. L’article représente l’opinion personnelle de l’auteur et n’engage pas les organisations auprès desquelles il est engagé professionnellement ou à titre bénévole

Lorsque l’équipe de The New Federalist m’a demandé d’écrire un article sur la démocratie et le changement climatique, l’excitation initiale s’est rapidement transformée en désespoir. On me demande de disserter – en un seul article – sur la plus grave menace que l’ensemble de l’humanité doit affronter depuis le début de l’ère industrielle. Dans les lignes qui suivent, je donne un aperçu des idées clés que quelques brillants intellectuels, au fait de la situation, essayent de diffuser. Démocratie et changement climatique : borner la question et poser les termes du débat

Pour moi, le cadre général se résume à trois questions fondamentales.

1. Les structures démocratiques peuvent-elles réagir suffisamment rapidement pour empêcher l’effondrement climatique et sociétal prédit par les scientifiques ?

2. À défaut de parvenir à l’éviter, la démocratie, les droits de l’Homme et l’état de droit peuvent-ils survivre à l’effondrement climatique ?

3. La démocratie peut-elle encadrer la décroissance et ses conséquences sociétales ?

Pour éviter de faire de cet article un livre, et puisque j’ai encore une minuscule once d’espoir et d’optimisme, je n’aborderai pas la deuxième question. Mais juste au cas où, imaginez-vous : une croissance démographique ininterrompue, la migration forcée de centaines de millions de personnes, des économies considérablement contraintes par un accès réduit aux ressources naturelles et à l’énergie primaire, une réduction de la productivité alimentaire. Non, la démocratie ne survivra pas à l’effondrement climatique.

Concentrons-nous alors sur la première et la troisième question. Avant de dérouler mon argumentaire, j’aimerais définir rigoureusement les termes de notre débat. J’espère que nos lecteurs partagent les postulats ci-dessous :

- Le changement climatique est réel. L’une de ces manifestations les plus visibles est le réchauffement climatique, causé en grande majorité par les activités humaines.

 Il aura (et a déjà commencé à avoir) de plus en plus d’effets néfastes sur une vaste majorité de la population mondiale et sur les écosystèmes de la planète. Si on ne tente pas de le freiner, il provoquera dans le monde entier des bouleversements économiques et sociaux dans moins d’une génération.

 Il s’agit donc d’une urgence qui doit être au sommet des agendas politiques à tous les niveaux, du local au supranational.

 L’information et les scénarios scientifiques sur le réchauffement climatique et sur la dégradation de l’environnement fournis par le GIEC (le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et des organismes similaires corroborent les observations empiriques.

 Nous devons réduire nos émissions de dioxyde de carbone (et d’autres gaz à effet de serre) ainsi que l’extraction des ressources fossiles pour maintenir le réchauffement climatique en dessous de 2 degrés Celsius (par rapport à la température moyenne de la planète avant l’ère industrielle, soit avant 1880, ndt).

Ayant cela en tête, voici deux scenarii auxquels vous pouvez réfléchir en fonction de votre degré d’optimisme.

Scénario 1 : le grand découplage

Grâce à la technologie, aux réglementations et aux changements de pratiques, un découplage de la croissance économique et de celle des émissions de CO2 sera possible très prochainement et nous pourrons nous engager allègrement dans une « croissance verte ». Ce découplage sera rendu possible soit parce que nous parviendrons soudainement à produire plus avec moins d’énergie, soit parce que nous réussirons à développer les énergies renouvelables à un rythme sans précédent (actuellement, les énergies éolienne et solaire représentent environ 4 % du mix énergétique mondial).

Il est nécessaire de spécifier que le découplage doit se mesurer en termes absolus et non en termes relatifs. Nos émissions de CO2 ne doivent pas augmenter plus lentement que notre croissance économique, celles-ci doivent baisser alors que notre PIB croît.

Ce scénario part de l’hypothèse selon laquelle la technologie nous sauvera. Les cinq piliers de la troisième révolution industrielle, théorisée par Jeremy Rifkin, sont l’exemple typique d’un tel scénario et reflètent très bien la manière américaine d’envisager l’avenir. Rifkin avance que la transition vers les énergies renouvelables ; la conversion des bâtiments en microcentrales électriques ; le recours à l’hydrogène comme technologie de stockage d’énergie ; le développement des réseaux intelligents pour une meilleure gestion de l’énergie et le transport fonctionnant avec des piles à combustible, électriques ou hybrides représentent les cinq piliers d’une révolution qui doit nous mener vers une croissance découplée des émissions de CO2.

Malheureusement, selon plusieurs scientifiques plus au fait des politiques énergétiques et climatiques, tout cela n’est qu’une utopie sans fondement. Principalement à cause du manque des ressources nécessaires pour répondre à notre consommation actuelle via une production acheminable selon la demande et basée sur des sources intermittentes telles que l’énergie éolienne ou solaire.

Pire encore, il semblerait que l’utopie technologique ait infiltré notre démocratie européenne. La très récente proposition de loi climatique européenne dispose en premier lieu que l’Europe doit devenir le premier continent « où la croissance économique est dissociée de l’utilisation des ressources ». Le plan d’action pour l’économie circulaire présenté en parallèle réaffirme l’hypothèse du découplage, mais ajoute aussi la nécessité de se tourner vers le concept encore plus fumeux de « modèle de croissance régénératrice » … absent à l’heure actuelle de la littérature scientifique.

Si le scénario 1 se produit, la démocratie telle que nous la connaissons sera sauvée. Cependant, en l’état actuel de nos connaissances sur l’énergie, le climat et l’économie, ce scénario est la dernière chose sur laquelle je compterais. Je pense par conséquent qu’il est irréaliste de répondre positivement à la première de nos trois questions fondamentales.

Scénario 2 : une décroissance mi-forcée, mi-contrôlée

La seule hypothèse ici est que le découplage n’arrivera pas, ou du moins pas assez rapidement. Une hypothèse bien plus probable selon moi. Nous devons également nous rendre à l’évidence que l’extraction toujours plus importante d’énergies fossiles n’est ni souhaitable (à cause de l’effondrement climatique) ni même possible : selon des prévisions de plus en plus précises, nous nous approchons du pic pétrolier et nous faisons probablement de même pour d’autres hydrocarbures.

Dans ce scénario, nous partons du principe que l’extraction et la consommation des énergies fossiles décroissent rapidement. Et, considérant que la croissance de notre PIB est intimement liée à l’utilisation d’énergies fossiles, une réduction rapide et importante de cette dernière amènera une baisse du PIB. En d’autres termes, une « décroissance ».

Allons-nous choisir cette décroissance ou va-t-elle s’imposer à nous ? Telle est la question. Allons-nous attendre que la dégradation de l’environnement soit trop importante (et commence, par exemple, à affecter la production alimentaire ?) ou allons-nous accepter que la décroissance arrive plus tôt que prévu et que le meilleur moyen de s’y adapter est de l’anticiper puis de la contrôler ? Évidemment, je pense que cette dernière affirmation est la plus rationnelle. Néanmoins, je suis moins optimiste quant à la capacité de nos démocraties à agir rapidement. S’engager rapidement dans le scénario 2 implique d’amorcer une réflexion collective inédite dans l’histoire de nos démocraties.

Quelles implications pour nos démocraties ?

Le scénario 2, bien plus probable selon moi que le scénario 1, est absolument incompatible avec la structure actuelle de nos démocraties représentatives et électives. Les démocraties modernes, en particulier avec leurs toutes dernières visions court-termistes, ont développé l’idée d’une croissance constante, permettant aux décideurs de promettre et d’offrir toujours plus à une partie croissante de la population.

Une décroissance contrôlée implique de pouvoir dire aux électeurs lors des prochaines campagnes électorales « si nous voulons réduire nos émissions de CO2, nous devons réduire notre PIB. C’est pourquoi nous n’allons pas vous promettre plus. Nous allons devoir choisir à quels besoins et désirs nous voulons d’abord renoncer et lesquels nous voulons conserver. Vous ne pourrez plus avoir d’entrée, de plat principal et de dessert. C’est l’un des trois. Lequel voulez-vous garder ? ».

C’est inenvisageable à l’échelle d’un pays et encore plus à l’échelle du globe. Nous devons être capables de dire à un travailleur français gagnant le SMIC que son rythme de vie est incompatible avec les ressources finies de la Terre, de même que nous devons dire à un Chinois moyen qu’il ne pourra jamais atteindre le confort matériel d’un travailleur français gagnant le SMIC.

Est-ce possible ? Je ne sais pas, mais j’aimerais partager quelques réflexions pour vous aider à former votre propre opinion sur la capacité des démocraties à agir.

 C’est la première fois depuis la naissance de la civilisation thermo-industrielle que nous sommes confrontés aux limites de la planète. La croissance équivaut surtout à se débarrasser de ces limites et à répondre à tous nos désirs. Depuis un peu plus de 200 ans, nous faisons tourner avec toujours plus d’énergies fossiles toujours plus de machines devenant toujours plus puissantes. Nous sommes ainsi devenus des superhéros, dotés de la capacité de voler, d’explorer l’espace et de soulever des charges très lourdes ! Cependant, cet âge de dépassement constant de nos limites touche à sa fin. Un changement sociétal est nécessaire pour nous permettre d’accepter que les limites font de nouveau partie de l’équation.

 Le plus grand défi, mais paradoxalement celui qui est le plus à notre portée actuellement, est de mobiliser une part essentielle de la population dans un projet commun qui a du sens. Accepter que la croissance a des limites et protéger notre environnement deviendrait alors des normes sociales ancrées dans le marbre. Pour que cela arrive toutefois, nous avons besoin que les décideurs et les politiciens fixent une direction claire. Si nous voulons avoir une chance de réussir, ce projet impliquant les électeurs et les citoyens doit être holistique, ancré dans la réalité des faits et de la science, et, peut-être est-ce le plus difficile, doit inspirer les citoyens. Réduire la dette publique et respecter les règles européennes n’est pas un projet de société. Décarboner l’économie et réinventer notre rapport à l’économie et à l’environnement en est un.

 Nous devons aussi rapidement engager une réflexion commune sur les priorités concernant nos besoins, nos désirs et nos libertés. Sommes-nous prêts à conduire des voitures plus petites et plus lentes ou à arrêter de manger de la viande rouge ? Sommes-nous prêts à arrêter de prendre l’avion pour très peu cher ou à baisser de deux degrés la température dans nos appartements ? Voici ce que signifie concrètement « accepter les limites ».

 La résistance sera extrêmement forte. Regardez autour de vous. Nous sommes plus que jamais incités à consommer plus. Les grandes entreprises et le marketing n’ont qu’un seul but : vendre toujours plus et toujours plus vite, ce qui est totalement en contradiction avec l’objectif que nous devons fixer. Depuis la fenêtre de mon appartement, je peux voir un grand panneau publicitaire. Je ne me rappelle plus la dernière publicité pour autre chose qu’un SUV. Cela n’a strictement aucun sens. Et bien sûr, les grandes entreprises n’ont aucune raison d’agir dans une société régie par le marché libre. Les premières à oser feraient probablement banqueroute sans de généreuses subventions des gouvernements.

 Les structures de nos démocraties occidentales, électives et représentatives ont amené au pouvoir une génération de riches « baby-boomers ». Dans la plupart des démocraties occidentales, à l’exception partielle des pays scandinaves, les lois sont faites et les décisions sont prises par une élite masculine, blanche, âgée, riche et ayant fait de grandes études. Cette élite s’est formée à une époque où le mythe de la croissance infinie avait encore un sens, et elle mourra avant que les effets d’un possible effondrement ne soient trop extrêmes, en particulier pour eux. Cela ne peut donner qu’une vision du monde déconnectée de la réalité des limites de la croissance. Essayer d’enseigner différemment les concepts généraux de croissance et de limites à cette élite revient à essayer de faire de vos grands-parents de 75 ans des génies de l’informatique.

 Nos structures démocratiques, y compris les médias et leur influence sur la démocratie, sont devenues incroyablement court-termistes. C’est manifestement l’une des principales raisons de l’inaction face aux défis de long-terme. Demander à des décideurs politiques de prendre des décisions dont les effets seront perçus par la prochaine génération dans 50 ans est absurde. Ces décideurs ne seront plus au pouvoir, peut-être même morts, et s’ils sont toujours vivants, personne ne les tiendra responsables de ces décisions. Cela me mène à deux conclusions.

Premièrement, je pense que la revitalisation de nos démocraties est plus que jamais une question de résultats concrets et non de principes. Secondement, nous devons au plus vite abandonner l’idée selon laquelle la démocratie ne se réduit qu’au vote. Les mécanismes de démocratie délibérative et participative, et en particulier le tirage au sort, peuvent être des solutions probantes pour répondre à des problèmes de long terme, en déconnectant la démocratie des partis politiques et du processus électoral.

 Ces solutions ne doivent pas être des solutions de rechange, mais des compléments à nos processus électoraux actuels. Des changements drastiques à l’intérieur de notre système actuel, tels que limiter le nombre de mandats dans le temps, devraient aussi être envisagés.

 Cela ne serait pas un article digne de The New Federalist s’il ne s’attaquait pas, ne serait-ce qu’un peu, à l’État-nation. L’État-nation comme niveau de gouvernance pour répondre à la crise climatique est un échec total. Un exemple terrifiant est celui du Brésil, qui utilise pleinement sa souveraineté pour accélérer l’effondrement climatique. Le président Jair Bolsonaro encourage la déforestation de la forêt tropicale amazonienne, laquelle doit pourtant être conservée le plus possible si nous voulons garder un mince espoir pour le climat et l’environnement. Et le sacro-saint principe de souveraineté des États-nations empêche toute action légale pour l’en dissuader.

Un changement de paradigme

Dans tous les cas, nous sommes au début d’une toute nouvelle aventure humaine : changer le climat de la planète avec une économie qui atteint les limites physiques de la croissance. Résister au changement est la pire solution possible et provoquera des conséquences encore plus violentes sur le climat, l’économie et la société. Au niveau européen, l’un des plans les plus raisonnables et pragmatiques sur la table est celui du think tank « Decarbonise Europe and the Shift Project ». Il s’attaque à la fois à la nécessité de consommer moins d’énergie et à celle de se détourner des énergies fossiles au profit d’énergies sobres en carbone. S’il n’évoque pas le changement de paradigme nécessaire au niveau de l’ensemble de la société, il offre principalement des solutions supposément adaptées à notre cadre actuel de gouvernance démocratique.

Au-delà de ces solutions techniques et technologiques, le développement durable, si tant est qu’il existe, ne peut être atteint que grâce à un bouleversement de nos processus de gouvernance démocratique. Gérer les biens communs, à savoir un environnement et un climat vivables et durables, suppose de notre part la création de nouveaux équilibres institutionnels, de nouveaux processus de décisions et de nouveaux moyens de tenir l’ensemble des acteurs de la société responsables de leurs actes. Je laisserai nos lecteurs fédéralistes répondre à une dernière question : avec son approche unique de la démocratie dans un monde globalisé et interconnecté, le fédéralisme peut-il poser les jalons de démocraties renouvelées, capables de répondre à la crise climatique ?

Au XVIe siècle, l’astronome Nicolas Copernic a provoqué un changement de paradigme fondamental en prouvant que le Soleil était au centre de notre univers, et non pas la Terre. Aujourd’hui, chaque niveau de notre démocratie, du niveau local au niveau européen, doit faire sa révolution copernicienne si l’on veut réussir à réorganiser notre société, en reconnaissant que notre planète a des limites. Respecter ces limites doit être la priorité numéro 1 pour assurer à tous un avenir harmonieux et durable.

Une analyse de la notion de découplage peut être trouvée ici et une étude beaucoup plus complète de ses fondements scientifiques et économiques peut être trouvée ici.

Pour plus d’informations sur la nécessité de dissocier démocratie, partis politiques et processus électoraux, consultez l’ouvrage de David van Reybrouck, Contre les élections

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