Le Taurillon : Une question sur la communication européenne et le lien avec l’identité. On adopte beaucoup l’angle du citoyen dans l’analyse, moins celui des institutions. Pour citer le célèbre livre de Dominique Wolton, Informer n’est pas communiquer, l’on s’aperçoit que ces institutions informent beaucoup, mais ne savent pas vraiment communiquer. Cela joue-t-il un rôle dans la tentative vaine de créer des citoyens européens ?
AG : C’est à la fois une faute et une contrainte. On pourrait presque dire que les institutions sont victimes du syndrome de Stockholm : elles sont, encore aujourd’hui, prisonnières des États. Elles n’ont tellement pas voulu déranger ces derniers qu’elles n’ont rien dit. Comme je l’écris dans le livre, l’Europe s’adresse d’abord aux leaders d’opinion, car ce sont des gens qui comprennent l’Europe et ce faisant on ne fait pas de concurrence aux États qui globalement gardent le monopole de la communication sur le sujet auprès de leurs concitoyens.
Si l’Europe avait parlé trop directement aux citoyens, elle aurait certainement braqué les leaders nationaux. Là où les institutions auraient pu être plus intelligentes, c’est sur le rôle accordé aux parlements nationaux, une considération arrivée seulement avec le traité de Lisbonne en 2008. La France est un pays où le pouvoir est fortement influencé par la branche exécutive, où le parlement est largement méprisé. Si l’UE avait su parler plus intelligemment aux parlementaires, elle se serait créée des alliés pour tenter de faire bouger les choses. Quand un pays ne fait pas bien les choses, on n’ose pas le lui dire. Ce qu’il se passe en Pologne ou en Hongrie aurait dû être statué depuis longtemps, mais même quand elle a les instruments nécessaires, l’Union européenne a toutes les difficultés à affirmer ses valeurs, sa réalité, et à avouer le peu de puissance dont elle dispose.
Dominique Wolton a entièrement raison lorsqu’il dit que nous avons une vision péjorative de la communication. La communication est basée sur le dialogisme, sur l’échange et la co-construction du discours. Mon interlocuteur me pose des questions et fait évoluer ma perception du sujet. L’information, c’est la forme qui est transmise, en sens unique. L’Union européenne a fait de nombreux simulacres de débats et de discussions. C’est avec très grande difficulté que les institutions ont admis l’initiative citoyenne européenne (ICE) et ils en ont largement détourné le sens et l’esprit, si bien qu’elle n’a pas de réel pouvoir d’initiative citoyenne.
J’ai participé il y a quelques jours à une consultation en ligne sur la redéfinition de la politique européenne de l’Arctique. Il y a en tout 6-7 questions, avec à chaque fois 1500 signes pour y répondre. Pour un spécialiste de l’Arctique comme moi, c’est extrêmement contraignant ! Dans cette consultation, la dimension géostratégique de la question arctique a également été éludée, ce qui empêche les citoyens de formuler des revendications sur notre relation avec la Russie ou les États-Unis dans la région. La façon de l’UE de donner l’impression qu’elle est ouverte à la consultation est faussée car elle est en réalité très verrouillée.
LT : La communication européenne n’est-elle pas non plus une question de langue ? Je me réfère en particulier à la lettre que l’Association des Journalistes Européens (AJE) a envoyé en septembre dernier à la Commission européenne pour dénoncer le rôle hégémonique de l’anglais dans le travail des institutions. L’UE doit-elle adopter une langue commune, que ce soit l’anglais, le latin ou l’espéranto, ou doit-elle mieux affirmer son multilinguisme ?
AG : C’était le grand combat de feu Bronislaw Geremek qui défendait avec brio le multilinguisme. C’est également le combat d’Umberto Eco, pour qui la vraie langue de l’Europe, c’est la traduction. L’intelligence mobilisée dans le processus de traduction nous fait entrer dans une dimension qui dépasse la langue, vers la dimension civilisationnelle et culturelle de l’Autre.
Toutefois, nous avons aussi besoin d’une langue véhiculaire et pratique. Malheureusement, l’anglais s’est imposé dans ce rôle. Il ne faudrait toutefois pas tomber dans une hostilité totale vis-à-vis de l’anglais. Il y a quelques jours, lors d’une séance de la Commission des Affaires étrangères au Sénat, j’ai commencé à poser ma question en anglais, étant donné que lorsque je parle en français, une traduction en anglais se met quand même en place. Le président de la Commission m’a alors dit qu’il était convenu de parler en français. Quand je m’exprime au Conseil de l’Europe, je le fais systématiquement en français, car l’anglais est en train d’acquérir une prédominance absolue dans cette enceinte, notamment à cause des pays d’Europe centrale et orientale. Il est donc important de défendre les autres langues, comme le français ou l’italien.
Aujourd’hui, nous avons tout de même la chance de disposer d’outils de traduction instantanée sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas d’une grande qualité, mais cela me permet de converser avec des amis hongrois qui me disent des choses très intéressantes sur la politique hongroise, passées inaperçues en France. Autant de situations qui illustrent la formule d’Umberto Eco.
LT : Pourquoi avez-vous dit que l’anglais avait « malheureusement » pris le rôle de langue dominante en Europe ? Cela cacherait-il une dimension idéologique ?
AG : Je pense que c’est moins lié au Royaume-Uni qu’aux États-Unis. Ce pays a porté l’Europe sur les fonds baptismaux, notamment avec le plan Marshall, le soutien à la CECA ou au Conseil de l’Europe. L’anglais est devenu le fantasme des gens vivant en Europe centrale ou orientale. Quand je vais en Roumanie, j’incite les jeunes cadres à apprendre le français car à la base, ils apprennent tous l’anglais. Maintenant, ils trouvent plus d’intérêt à apprendre le français.
L’anglais s’est aussi imposé à travers la culture globale. Les Etats-Unis considéraient aux lendemains de la Seconde guerre mondiale qu’ils disposaient de deux industries stratégiques : l’aéronautique et… Hollywood ! Le film, les séries et la musique américaine ont été et sont toujours des vecteurs massifs d’influence culturelle dans les populations européennes et il n’est donc pas étonnant que l’anglais occupe une telle place en Europe.
LT : Un autre aspect de l’identité concerne la sphère publique et les médias. Vous avez signé la tribune du Mouvement Européen et de l’Association des Journalistes Européens, parue dans Les Echos, et qui dénonce la très faible couverture des sujets européens par les médias français. Les médias français et francophones ont-ils aussi leur part de responsabilité ?
AG : Indubitablement, la réponse est oui. J’ai travaillé pendant dix ans à Libération, où on avait créé un « Cahier Europe » hebdomadaire de huit pages, avec des papiers passionnants. Au bout d’un moment, les prétendus « Européens » de la rédaction m’ont dit « le Cahier Europe compartimente les sujets européens un jour donné, on devrait plutôt parler d’Europe tous les jours ». On a donc créé une double page quotidienne sur l’Europe. Pourtant, lors des conférences de rédaction, cette double page s’amenuisait chaque jour un peu dans la bataille pour la place faite aux autres articles du service International. A la fin, on m’a dit « tu mets l’Europe dans un ghetto en lui attribuant une rubrique spécifique. On doit pouvoir mettre l’Europe en Une ». Cela a juste permis de supprimer la double-page Europe, et on n’a presque plus parlé d’Europe.
Parfois, il faut juste oser faire de la discrimination positive. On doit pouvoir traiter des affaires européennes, même s’il ne se passe pas grand-chose en actualité « chaude ». Les médias refusent car ils disent que l’Europe n’intéresse pas le lecteur. Je leur rétorque que c’est parce qu’ils n’en parlent pas. La chaîne du Sénat, Public Sénat, dispose d’une émission consacrée à l’Europe. Mais celles et ceux qui l’animent ne viennent jamais suivre les travaux de la Commission des Affaires européennes du Sénat qui est pourtant considérée comme l’une des meilleures parmi toutes celles qui existent au sein des parlements nationaux en Europe. Ils préfèrent s’entretenir avec un Commissaire ou un député européen. C’est dommage, car personne ne connaît ces personnes hors de Bruxelles et la manière dont ils s’expriment sur les questions européennes est souvent inaudible pour un téléspectateur français qui n’a pas au moins un master en affaires de l’Union !
Les médias portent une grande responsabilité dans cette situation. Même mes meilleurs amis journalistes considèrent de manière assez péjorative les sujets européens. Je pense donc que c’est moins la faute des directions éditoriales que des journalistes eux-mêmes. Ils se battent pour partir en poste aux États-Unis ou en Chine, mais il n’y a pas pléthore de volontaires pour aller à Bruxelles... Les journalistes sont assez peu compétents sur ces sujets et ont moins de réactivité pour poser les bonnes questions sur l’Europe, un sujet qui nécessite de très bonnes connaissances, ainsi qu’un travail de vulgarisation et de mise en perspective pour faire passer ces connaissances complexes de manière simple, un peu comme le font les bons journalistes scientifiques.
LT : Restons sur le thème de la vulgarisation pour terminer cet entretien. Est-ce que le livre Europe – Rallumer les étoiles sera suivi d’autres ouvrages ?
AG : Ce livre en appelle un deuxième et un troisième. Le prochain pourrait être intitulé « Français, encore un effort pour être Européens », en revenant sur l’idée que les pro-européens dans notre pays ont en réalité une vision très française de l’Europe, y compris Emmanuel Macron, et en questionnant nos relations historiques sur l’Europe et la culture. Le livre d’après aura pour sujet la grande confrontation entre la Chine et l’Europe.
C’est important que les Français aient un vrai débat européen. Dans sa situation géographique et dans son histoire, la France est sans doute le pays qui a été le plus traversé par les grands courants européens, aussi bien par l’influence hellénistique, l’Empire romain, le Saint Empire, la ligue hanséatique, l’Europe des Cathédrales, des Universités, de la Renaissance, l’Europe des Lumières, l’Europe napoléonienne… Pas un seul Etat en Europe n’a été autant marqué par les transversalités européennes. Mais en même temps, il semble parfois aujourd’hui que nous n’ayons pas fait fructifier ce capital culturel européen. En France, les récits nationaux qui se sont bâtis surtout à partir du XIXe siècle ont conduit à une occultation du fait européen pour faire le lit de la démagogie et des populismes.
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