La frontière franco-allemande : un lieu de mémoire aux multiples facettes

, par Théo Boucart

La frontière franco-allemande : un lieu de mémoire aux multiples facettes
Pont du tramway entre Strasbourg et Kehl, symbole (très tardif) de la coopération locale franco-allemande. Photo : Amaury67 (Wikimedia Commons)

Dans le cadre du projet « Lieux de mémoires », Les Jeunes Européens – Strasbourg ont organisé le 12 avril une conférence sur la coopération transfrontalière et la construction de la paix au niveau européen. L’occasion pour les intervenantes et le public de réfléchir sur la dimension mémorielle de la frontière franco-allemande.

Pierre Nora, grand historien français, spécialiste de la mémoire, définissait un « lieu de mémoire » dans un livre éponyme comme « [allant] de l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit ». Il ne s’agit donc pas uniquement de monuments commémorant des victoires ou à des victimes d’événements historiques, mais bien de concepts immatériels ancrés dans l’esprit des gens et qui doivent par conséquent transcender les générations.

Un lieu de mémoire peut donc être un concept hybride, à la fois physique et mental. La frontière entre la France et l’Allemagne en est un bon exemple. Longue de 451 kilomètres entre Bâle en Suisse et Schengen au Luxembourg, cette frontière est matérialisée par des panneaux et, à notre grand dam, par des barrières quand une situation sanitaire devient incontrôlable. Elle est également immatérielle en ce qu’elle implique comme dynamiques sociales (les travailleurs frontaliers à travers les époques) et historiques (les événements tragiques qui ont secoué les régions frontalières durant les guerres franco-allemandes de 1870 à 1945).

C’est pour permettre une meilleure compréhension des acceptions diverses que revêtent les « lieux de mémoire » et pour éviter que ceux-ci demeurent abscons dans l’esprit des citoyens que Les Jeunes Européens – Strasbourg organisent depuis l’année dernière le projet « Lieux de mémoire » dans toute la région Grand Est. Dans ce cadre, une conférence faisant partie d’un cycle plus large a été donnée le 12 avril dernier sur la coopération transfrontalière et la construction de la paix en Europe. Les trois intervenantes présentes (Frédérique Berrod et Birte Wassenberg, enseignantes à Sciences-Po Strasbourg et membres du Centre d’excellence Jean-Monnet, ainsi que Morgane Chovet, doctorante à l’Université de Strasbourg) ont permis de poser un regard nouveau et riche sur cette thématique.

Difficile réconciliation sur le terrain

Dans le domaine de la coopération transfrontalière, la France et l’Allemagne font souvent office de pionniers en Europe grâce à de multiples initiatives institutionnelles (la Grande Région, la Conférence du Rhin supérieur, les Eurodistricts) et des projets soutenus par INTERREG dans de nombreux domaines, comme l’énergie, la mobilité ou la santé. Pourtant, cette situation actuelle est aussi le fruit d’une difficile réconciliation sur le terrain.

Birte Wassenberg, historienne de spécialité, revient sur le développement à plusieurs vitesses de la réconciliation franco-allemande. Alors que le traité intergouvernemental de l’Elysée a été signé en 1963 par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, il a fallu attendre plus de 40 ans pour voir la création de l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau. La faute, selon Wassenberg, aux plaies profondes causées par la seconde guerre mondiale dans la région : « la première idée de la création d’un Eurodistrict dans la région remonte à 1953, un an après que les Français ont rendu Kehl à l’Allemagne. De ce fait, les Kehlois étaient trop contents de retrouver leur ville et ne voulaient pas de cet Eurodistrict ». La mémoire franco-allemande suit donc un rythme différent dès lors que l’on passe de l’échelle nationale à l’échelle locale. Des difficultés qui se répercutent dans les projets de coopération plus concrets, comme le souligne Morgane Chovet avec l’exemple de la ligne de tramway entre Strasbourg et Kehl. « Le tramway a déjà existé entre les deux villes à partir de 1878, puis 1918, lorsque c’était le même pays de part et d’autre du Rhin. Dès lors que le fleuve devient une frontière nationale à cet endroit, la coopération est plus compliquée. Il a fallu attendre 1960 pour voir la première ligne de bus entre Strasbourg et Kehl, puis 2017 pour la ligne de tramway ».

Pour la juriste Frédérique Berrod, le droit du marché unique a tenté de faire de la coopération transfrontalière « une évidence ». Or, la crise sanitaire actuelle a montré que cette coopération était « loin d’être une évidence » et ce, malgré la production depuis quelques années d’un droit transfrontalier spécifique, comme le « cross-border mechanism », contenu notamment dans le traité d’Aix-la-Chapelle de 2019 et censé « exporter » des dispositions légales d’un Etat sur le territoire d’un autre Etat. Ce qui n’est pas sans poser des difficultés d’ordre psychologique, tant le sentiment de souveraineté juridique peut être fort. Ainsi, il faudrait « dévaloriser la frontière » comme disait Robert Schuman pour surmonter les « difficultés et les cicatrices » inhérentes à la coopération transfrontalière.

Marché unique et frontières bouleversées

L’achèvement du marché unique à la fin des années 1980, concomitante à la (longue) mise en place de l’espace Schengen, a bouleversé le concept de frontière, en particulier entre la France et l’Allemagne. Il n’est donc pas étonnant que le programme INTERREG ait été mis en place au début des années 1990, comme le souligne Birte Wassenberg. Pour Morgane Chovet, doctorante spécialisée dans la coopération transfrontalière, l’économie de la frontière a été profondément bouleversée à cette époque, et ce de manière négative : « toutes les activités de change de devises, de douane, de restauration pour les chauffeurs routiers ont progressivement disparu, ce qui a laissé de profonds traumatismes dans la région ». Ce qui ramène à une autre dimension mémorielle.

Pour Frédérique Berrod, la fonction de la frontière a effectivement été modifiée, passant de l’état de « membrane » à celle « d’interface », permettant les interconnexions, ou plutôt des « déconnexions » lorsqu’on prend l’exemple des contrôles « volants » de douane, arrivant parfois dès la gare de Metz pour les voyageurs souhaitant se rendre au Luxembourg.

Reste la question du concordat en vigueur en Alsace et en Moselle. Cela n’a aucun lien avec le marché unique, mais il revêt une dimension franco-allemande particulière sur le plan historique. Pour Frédérique Berrod, il s’agit d’un héritage historique et identitaire dont la pertinence même est questionnée actuellement (comme en témoignent les sondages sur sa possible abolition). Pour Birte Wassenberg, le concept de droit local alsacien-mosellan est inconnu en Allemagne. La commémoration de la paix dans le Rhin supérieur est bel et bien l’aspect le plus important de la mémoire régionale.

La mémoire de la COVID-19

De manière tout à fait contemporaine, la crise de la COVID-19 et ses conséquences sur les frontières en Europe ont réactualisé le concept de « lieu de mémoire ». La mauvaise gestion transfrontalière des patients au début de la crise, les brimades et autres humiliations subies par les Français, surtout Mosellans, souhaitant se rendre en Sarre, ainsi que la fermeture pure et simple de la frontière franco-allemande entre mars et juin 2020, responsable de nombreuses perturbations des flux transfrontaliers, ont ravivé les pires craintes dans des régions durement éprouvées par les cicatrices des guerres passées.

La coopération transfrontalière et européenne a pourtant un rôle à jouer pour apaiser ses diverses tensions. L’Union de la santé développée par l’Union européenne depuis l’année dernière est appelée à éviter des lacunes futures de coordination. Le projet TRISAN (un centre de compétences trinational pour les projets de santé émanant de la Conférence du Rhin supérieur et rattaché à l’Euro-Institut) s’inscrit dans cette démarche vers une coopération sanitaire accrue. Pour Birte Wassenberg, si l’action de TRISAN a été paralysée au début de la pandémie, c’était surtout à cause d’un manque plus profond de communication et d’interconnexion entre les régions et au sein de l’Union européenne. L’effet de surprise a également eu son importance, comme le rappelle Frédérique Berrod : « au début, personne ne s’attendait à une pandémie ». Des différents actes manqués qui laisseront des souvenirs très sensibles à la frontière franco-allemande, renforçant davantage sa dimension mémorielle.

Pour (re)visionner la conférence des Jeunes Européens - Strasbourg, veuillez suivre ce lien

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