Véritable « péninsule de l’Union européenne et de l’espace Schengen », encerclés par un voisin russe perçu comme de plus en plus menaçant, les pays baltes sont un espace bien méconnu. Tellement méconnu, que l’acception « balte » est bien souvent rejetée par les trois pays concernés : l’Estonie se considère comme pays nordique, la Lituanie comme pays d’Europe centrale. Au centre, la Lettonie pourrait pourtant bien être une synthèse historique et identitaire de la région.
Quand on pense à l’Europe libérée du joug communiste à partir de la fin des années 1980, d’aucuns ne peuvent s’empêcher de qualifier la région « d’Europe de l’Est », expression porteuse d’un parfum suranné soviétisant.
L’expression « Europe de l’Est » est pourtant une injustice, et ce à deux titres au moins : premièrement, l’unicité du qualificatif gomme toute la diversité des situations politiques et culturelles des pays concernés. Pologne, Hongrie, Roumanie, Serbie, Estonie… tous ces états, bien que membres de l’UE et de l’OTAN pour la majorité d’entre eux, ne sauraient être confondus. Secondement, l’expression ne permet pas de s’affranchir mentalement de ce qui fut une période très compliquée pour les anciennes démocraties populaires, ainsi que pour les anciennes républiques socialistes et soviétiques.
Les trois pays dits « baltes » (Estonie, Lettonie et Lituanie) sont certainement les exemples les plus probants du dépassement de ce schéma mental encore très présent dans l’espace politico-médiatique européen. Indépendants de l’URSS dès 1990, dotés d’un PIB par habitant parfois supérieur à certains pays de la « vieille Europe », les pays baltes ont été parmi les premiers à intégrer l’OTAN, l’Union européenne, l’espace Schengen, et même la monnaie unique à la fin des années 2000, et jusqu’au milieu des années 2010. Un modèle d’intégration régional pour ces trois pays qui semblent avoir tout fait ensemble.
L’Europe avant le régional
Sauf que non. Comme disait un diplomate estonien à Berlin dans les années 2000, les pays baltes « n’existent pas ». Les trois pays englobés disposent en effet d’une histoire, d’une langue et d’une identité très distincte et suivent des stratégies d’insertions régionales parfois différentes. On a l’impression de retomber dans le piège de « l’Europe de l’Est » : simplification à l’extrême.
Dès l’indépendance des républiques baltes, l’accent a été mis sur les différentes identités nationales retrouvées, avec en ligne de mire, l’intégration euro-atlantique, effective dès 2004. L’Europe occidentale comme avenir, la Russie comme souvenir, peut-on résumer.
En creusant un peu plus, les différences entre les trois pays « baltes » sautent aux yeux : au Nord, l’Estonie est un pays de langue finno-ougrienne, proche du finnois. Tallinn n’est qu’à 85 kilomètres d’Helsinki. Le gouvernement estonien n’a donc de cesse de revendiquer la place du pays dans le club fermé des « pays nordiques ». Au Sud, la Lituanie, un pays proche historiquement et culturellement de la Pologne, ancienne « sœur » de la république des Deux-Nations, catholique comme elle. En visitant Vilnius, on ne peut que sentir l’influence baroque qui a prévalu en Europe centrale. Les minorités linguistiques polonaises et bélarusses viennent également souligner cet attachement au mainland centre-européen.
Au centre, la Lettonie se cherche
La Lettonie n’est pourtant pas dans une situation de rattachement identitaire aussi évident. Le pays de 64600 km² pour un peu plus de 1,9 million d’habitants partage en effet nombre de caractéristiques avec ces deux voisins : une histoire en partie commune avec l’Estonie, territoire pendant plusieurs siècles médiévaux de l’Ordre livonien, dont le château du Grand-Maître (Rigas Pils) est actuellement résidence officielle des Présidents de la République de Lettonie. Une culture assez proche de la Lituanie, les deux langues lettone et lituanienne faisant partie de la même famille balte, sous-groupe de la macro-famille slave et du phylum indo-européen.
Des caractéristiques uniques se font néanmoins sentir dans le pays : Riga est une ville marchande fondée au milieu du Moyen-Âge par des Bourgeois brêmois, et cela s’en ressent dans l’architecture de la ville. Le pays dispose aussi d’une littérature florissante, symbolisée par des Dainas, des chants traditionnels présentés comme une forme d’art littéraire et véritable vecteur de l’identité lettone, éveillée durant l’occupation russe tsariste.
Pourtant, la Lettonie contemporaine ne serait pas la même sans sa grosse minorité russophone, une situation qu’elle partage également avec l’Estonie voisine. Les deux pays accueillent chacun un quart de Russes dans leur population. Concernant la répartition linguistique, la minorité russophone est encore plus importante en Lettonie : 37,5% de la population possède le russe comme langue maternelle, contre « seulement » 58% pour le letton, pourtant l’unique langue officielle. De grandes villes lettones, comme Daugavpils, sont majoritairement russophones. Riga, la capitale du pays, a pendant longtemps été de langue principale russe, même si ce pourcentage s’est inversé récemment en faveur des locuteurs du letton.
Cette diversité linguistique et culturelle, dans laquelle s’insère également d’autres Slaves, comme des Bélarusses, des Ukrainiens et des Polonais, pourrait être valorisée dans le cadre d’une Union européenne dont les fondements se basent sur la multiculturalisme et le multilinguisme.
Russophobie ambiante
C’est pourtant là où le bât blesse. Le « péché originel » réside dans le fait que la conception de l’identité nationale en Europe centrale et orientale est inspirée de la conception allemande, où la langue et la culture sont les principaux vecteurs de l’appartenance à un groupe national.
Après 1991, les russophones sont donc devenus « étrangers dans leur propre pays ». Les politiques d’exclusion se sont multipliées, surtout en Lettonie, où 700 000 Nepilsoņi (non-citoyens) russophones se sont retrouvés privés de nationalité et d’une partie de leurs droits. En 2015, ils étaient encore 250 000, soit 12% de la population lettone. A titre de comparaison, il y avait la même année 85 000 Est määratlemata kodakondsusega Isik (« personnes de nationalité indéterminée ») en Estonie, russophones pour la plupart. La Lituanie est bien moins concernée, la minorité russophone ne représentant que 5% de la population.
Ce problème d’intégration et de reconnaissance de l’identité se double d’une dimension économique, les russophones étant majoritaire en Latgalie, à l’Est de la Lettonie, une région touchée par la désindustrialisation et le chômage (même si la majorité des russophones baltes vivent en ville, comme à Riga). Le facteur politique permet de comprendre davantage le « problème russe » : en 2012, les électeurs lettons ont rejeté massivement un projet de réforme constitutionnel qui aurait fait du russe la deuxième langue de travail du gouvernement. Cette situation peut s’avérer être une bombe à retardement, d’autant plus que le Kremlin lorgne sur les minorités russophones hors de la Russie.
La solution à ce problème d’intégration ne peut venir que de la Lettonie elle-même, et non d’une Russie autoritaire et irrédentiste. Le pays doit offrir l’opportunité aux russophones d’être pleinement intégrés à la société nationale. La distinction entre nationalité et citoyenneté ne facilite pas l’intégration. Pour autant, des progrès réels ont été réalisés depuis la fin des années 90, ce qui incite à relativiser le « problème russophone » dans ce pays et empêche de comparer la situation avec la Crimée.
Suivre les commentaires : |