La place de l’UE dans la géopolitique de l’IA

, par Maxime Gouiran

La place de l'UE dans la géopolitique de l'IA
Image : Gerd Altmann / Pixabay

Après avoir reconnu qu’elle a raté le virage du numérique, l’Union Européenne tente de rattraper son retard grâce à l’Intelligence Artificielle (IA). La maîtrise de cette nouvelle technologie est un enjeu stratégique et une question de souveraineté pour l’UE. Pour changer la donne en matière de domination numérique, face à ses concurrents chinois et américains, l’UE dresse un arsenal normatif et législatif promouvant les valeurs européennes.

Une « nouvelle révolution industrielle »

Vous avez certainement ressenti la présence grandissante de « l’IA » (Intelligence Artificielle), que les industriels mettent à toutes les sauces de l’argumentaire publicitaire. Les journaux de vulgarisation scientifiques en font aussi régulièrement leur une. Mais la visibilité grandissante du terme et du concept ne fait pas hommage à la véritable révolution qui est à l’œuvre, bien plus profonde celle-ci. Le potentiel de l’IA réside plus en réalité dans son exploitation par les institutions publiques et privées que dans les promesses de voitures autonomes faites aux consommateurs. Une nouvelle révolution industrielle est à l’œuvre et elle transforme déjà en profondeur nos sociétés et nos espaces. Les innovations qui accompagnent son adoption sont autant d’opportunités pour rejouer les spatialités politiques, sanitaires ou sociales : les plus spécialistes de la question considèrent qu’il s’agit d’une révolution plus importante que celle provoquée par l’électricité.

A la tête de cette révolution, les sulfureuses GAFAM californiennes. Depuis le milieu des années 2010, elles exploitent cette nouvelle technologie et les sous-traitent pour en retirer des bénéfices colossaux. Ce sont aujourd’hui les entreprises les plus riches de l’histoire, mais les BATX chinoises leur font de l’ombre.

Coincé entre ces deux superpuissance, maîtresses incontestées de l’IA, l’Europe, puissance économique mais nain numérique. Il va de soi que les technologies développées par les GAFAM et les BATX sont plus qu’un simple avantage commercial pour la Chine et les Etats-Unis. A la lumière de cette « nouvelle révolution industrielle », on comprend aisément que les pays en question bénéficieront aussi et surtout d’un avantage technologique pour rendre leurs économies plus puissantes, leurs armées plus efficaces, leurs industries plus productives, leurs éducations plus fertiles.

L’Europe à la traîne

Après avoir fait le constat que l’Europe avait loupé le virage du numérique, mais qu’elle était aussi en train de louper le virage de l’IA, la Commission européenne a dévoilé un livre blanc sur l’IA en février 2020 intitulé « une approche européenne axée sur l’excellence et la confiance ». Elle identifie dans ce livre blanc les « risques potentiels » dus à l’IA, « tels que l’opacité de la prise de décisions, la discrimination fondée sur le sexe ou sur d’autres motifs, l’intrusion dans nos vies privées ou encore l’utilisation à des fins criminelles. » Contre ces dérives, la Commission brandit les valeurs européennes, garantes selon elles d’une IA éthique et made in Europe.

Mais l’UE est sévèrement désavantagée par rapport à ses concurrents Chinois ou Américains. Les données générées par son immense marché de 450 millions de consommateurs sont traitées par des entreprises étrangères. De plus le marché européen, hétérogène par nature tant dans ses langues que dans ses cultures, rend le développement de l’IA beaucoup ardu. Il faut pour « entraîner » une IA, de vastes bases de données homogènes comme la Chine et les Etats-Unis en ont.

Les « valeurs européennes » sont l’argument politique qui justifie la réglementation avec les RGPD dans un premier temps et les futurs Digital Services Act et Digital Markets Act dans un second temps. L’autre élément de l’arsenal des l’Union et des ses Etats membres est la nécessaire « souveraineté numérique » européenne. Encore une fois, la souveraineté est un outil rhétorique et politique pour pallier un retard industriel et justifier une stratégie. Les valeurs européennes sont utilisées pour imposer un standard, et comme pour les normes alimentaires ou aérospatiales : qui fait le standard, fait le marché. Voici donc en quoi consiste la tardive stratégie européenne : un système normatif destiné à reprendre le contrôle du marché européen, voire du marché mondial.

Une stratégie prometteuse ?

Dans le secteur numérique, la toute jeune stratégie européenne de normalisation a déjà bousculé le marché. La RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) a obligé les poids lourds comme les GAFAM à réguler leurs activités en ligne. En l’introduisant dans ses accords commerciaux, l’UE a déjà réussi à imposer ses normes en Argentine, en Nouvelle Zélande, en Uruguay et au Japon depuis 2020, les autorisant à échanger des données avec l’UE.

Mais ces efforts ne suffiront pas à combler le trou béant qui sépare l’écosystème numérique européen de ses concurrents. Ce retard est certainement dû à une culture différente de l’entreprenariat, à une fuite des cerveaux et, par conséquent, à l’absence de hub technologique. Mais c’est aussi et peut-être surtout l’absence de champions numériques qui fait défaut pour développer un écosystème européen et une IA « à l’européenne. Il ne faudrait pas oublier que l’Europe a toutes les cartes en main : après tout, le lauréat du prix Turing en 2019 (le prix Nobel de l’informatique) a été attribué au Français Yann LeCun pour son travail sur l’IA. Mais encore une fois, c’est aussi un formidable exemple de l’incapacité qu’à l’Europe pour retenir ses cerveaux.

Ce qu’il manque à l’Europe donc, c’est une volonté politique. Elle est naissante bien sûr mais les investissements dans le secteur restent ridicules face à l’ampleur du problème. En 2021 l’Europe mettra sur le marché le premier microprocesseur conçu et financé en Europe. C’est un début, mais la Silicon Valley à l’européenne n’est pas pour demain. Le plus grand défi de l’UE sera finalement d’un équilibre entre développement numérique et engagements climatiques, deux défis loin d’être compatibles.

Sujet initialement publié dans la revue lyonnaise du Taurillon, le Taurilyon !

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