Fédéralisme

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIb)

Episode 2 : De la guerre à l’après-guerre – Deuxième partie

, par Jean-Pierre Gouzy

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIb)

Le second épisode de la Saga, divisé en deux parties, publiées aujourd’hui, traite de la guerre et de ces conséquences. Pendant la guerre, des mouvements de résistances se prononcent en faveur de l’unification du continent. Dés la fin de la guerre, les premiers mouvements fédéralistes et européens vont se structurer partout en Europe.

Premières rencontres internationales

Les premières rencontres internationales de résistants européens venant de Norvège, du Danemark, de France, d’Italie, d’Allemagne, des Pays-Bas, mais aussi de Pologne, de Tchécoslovaquie, eurent lieu à Genève aux mois de mars, avril, mai et juillet 1944. K.-F. Goerdeler déjà nommé, était parmi les participants venus clandestinement confronter leurs projets sur les bords du Lac Léman. La guerre faisait rage alors en Europe occidentale depuis le débarquement allié en Normandie en juin : la France n’était pas libérée et l’Italie du Nord demeurait sous le contrôle des armées d’Hitler.

On aboutit à Genève, à la rédaction du premier manifeste réellement « européen » que l’on connaîtra comme issu de la guerre. Le Manifeste européen de Ventotene était dû, en effet, à des fédéralistes italiens ; le manifeste de la résistance européenne qui réclamait « la création d’une union fédérale entre les peuples européens » émanait, lui, d’Européens de plusieurs nationalités, bien qu’il ait été fortement influencé par le Manifeste de Ventotene. Ainsi « les divers pays du monde » étaient invités à accepter de « dépasser le dogme de la souveraineté absolue des États ». Ainsi, il était affirmé que
 seule une union fédérale rendrait possible « la participation du peuple allemand à la vie européenne sans qu’il soit un danger pour les autres » ;
 seule une union fédérale permettrait « de résoudre les problèmes des tracés des frontières dans les zones de populations mixtes qui cesseraient ainsi d’être l’objet de folles convoitises nationalistes » ;
 « seule une union fédérale favoriserait la sauvegarde des institutions démocratiques en Europe et la reconstruction économique du continent ». Pour ce faire, l’union fédérale devrait posséder éventuellement :

1. « un gouvernement responsable envers les peuples des divers États membres », pour « pouvoir exercer une juridiction directe dans les limites de ses attributions » ; 2. une armée placée sous ses ordres ; 3. un tribunal suprême qui jugerait les questions relatives à l’interprétation de la constitution fédérale.

D’autre part, en mars 1945, alors qu’on entrait dans la phase d’agonie du IIIe Reich, puisque celui-ci devait capituler le 8 mai suivant, la première conférence internationale de fédéralistes européens, qui put se tenir après le reflux des armées allemandes dans les territoires occupés, eut lieu à Paris à l’initiative d’un « Comité français pour la fédération européenne » dont les origines se situaient dans la résistance. Du 22 au 24 mars, ce comité se présentait lui-même comme « le premier centre de ralliement des forces démocratiques et socialistes en vue d’une action fédéraliste commune ». Il réunissait des personnages divers, tels que l’écrivain Albert Camus qui prononça le discours d’ouverture, Altiero Spinelli, le député travailliste John Hynd, etc.

Pour le comité, la fédération européenne n’était qu’un premier pas vers la fédération mondiale. Elle devait permettre de régler le problème allemand dans l’esprit qui avait animé la résistance de gauche contre le nazisme et en opposition à « toute politique de blocs antagonistes ». Fédéralisme intégral.

Cependant, nous serions loin de rendre compte de la complexité des réalités si nous ne signalions pas une tentative d’une autre nature, qui prit corps en France, dès octobre 1944, et qui contribua fortement aux développements des mouvements fédéralistes dans ce pays. Cette tentative était celle d’un groupe d’anciens instituteurs, imprégnés des doctrines du catholicisme social de La Tour du Pin, pour une part, du communalisme proudhonien, pour une autre part. Constitué d’abord sous le nom de « Centre d’études institutionnelles pour l’organisation de la société française – La Fédération », ce groupement n’était pas initialement d’abord préoccupé par la perspective européenne. Ce n’est qu’en 1945 et surtout 1946, que cette perspective prendra toute sa place dans les débats et les publications de La Fédération, à l’origine surtout préoccupée par l’instauration en France d’un ordre social basé sur la profession, le syndicalisme de fonction, la commune. Bref, une doctrine proche à certains égards des préoccupations des survivants de la revue l’Ordre Nouveau qui, dans les années 1930, avait donné naissance à un courant d’idées nouvelles : le personnalisme fédéraliste. La première brochure publiée par La Fédération « France, terre des libertés » développait déjà, contre la centralisation jacobine, les perspectives de ce qu’on appellera très vite le « fédéralisme interne », pour le distinguer du « fédéralisme européen » ou du « mondialisme ».

Enfin, il faut rappeler parallèlement à cette tentative, en France encore, la naissance d’un mouvement d’idées socialistes, d’esprit fédéraliste et communautaire, groupement de résistance qui, sous le nom de Mouvement national révolutionnaire (MNR) rassemblait, notamment, avec des syndicalistes socialistes, d’anciens militants communistes ou libertaires, à partir de janvier 1945, autour d’une revue d’avant-garde, les Cahiers de la République moderne. Ce courant socialiste et fédéraliste dénonçait aussi bien « la puissance politique des trusts » que les nationalisations – en fait les étatisations – d’entreprises alors en vogue, et réclamait la création d’une Europe fédérale comme « troisième force » entre l’URSS et les États-Unis d’Amérique. La caractéristique essentielle de ces deux groupements – La Fédération et La République moderne – inspirés par les idées fédéralistes intégrales d’Alexandre Marc, même si l’un se situait nettement « à droite » et l’autre « à gauche » de l’échiquier politique, est qu’ils furent « fédéralistes avant d’être européens ». Par conséquent, l’Europe constitua moins pour leurs animateurs une finalité qu’un objectif cadre pour une société nouvelle.

Les principaux mouvements fédéralistes en France ont donc été dès l’origine aussi sensibles au désordre des institutions démocratiques et sociales, qu’ils constataient autour d’eux qu’au désordre des rapports entre les États souverains sur le plan international. Sans doute, cette spécificité française sera-t-elle, en même temps qu’une source féconde pour l’action fédéraliste, un élément de complexité supplémentaire, dès lors que du domaine des idées, les hommes et les mouvements devront passer à celui des réalisations et de l’action.

En France, en Wallonie, en Suisse, dans l’immédiate après-guerre, ce courant fédéraliste va donc se développer sur le plan des idées. C’est l’époque où sont rééditées les Réflexions sur la violence de Georges Sorel, et où Alexandre Marc diffusera ses Textes choisis de Proudhon. C’est à Paris que l’ouvrage de l’écrivain suisse, Adolf Casser sur L’autonomie communale connut le plus de succès, tandis que l’écrivain Jean-François Gravier dénonçait les méfaits de l’État centralisateur dans un livre qui connut une large audience Paris et le désert français. Les idées nouvelles sur l’entreprise germaient également un peu partout. Face aux modèles offerts par l’entreprise capitaliste traditionnelle ou par l’entreprise d’État, le mouvement Communauté diffusait en France des thèses sur la réalisation de communautés de travail qui, ici et là, tentaient d’exister au stade expérimental. Les 31 août et 1er septembre 1946, un congrès communautaire se tient à Paris. Les idées développées étaient proches de celles du mouvement italien Communita fondé par le grand industriel italien, Adriano Olivetti. Ainsi, dans le chaos institutionnel et idéologique de l’après-guerre, alors que la menace soviétique stalinienne prenait progressivement le relais des totalitarismes hitlérien et fasciste, la France – et bien entendu ce n’est pas un cas unique ! – pouvait apparaître comme un vaste champ d’expériences, dont beaucoup s’avérèrent d’ailleurs éphémères, mais qui prétendaient toutes préfigurer la « société de demain ».

De même, partout dans l’Europe libre de l’époque, ceux qui réfléchissaient sur les manières de construire une société internationale, européenne, régionale, communale, ou d’entreprise, qui sauvegarde les libertés de l’homme, cherchaient à agir et se regrouper.

Quant soudain, le 19 septembre 1946, retentit à Zurich, l’appel historique de Winston Churchill : « Européens, il faut faire les États-Unis d’Europe ! », le monde étonné apprit ce jour-là que le grand conservateur victorien, qui avait été l’un des adversaires les plus intransigeants de l’Allemagne hitlérienne, appelait les Européens à faire une révolution !

Pour lire l’épisode précédant : De la guerre à l’après-guerre (1ère partie)

Pour lire l’épisode suivant : De Zurich à Montreux (1946-1947)

Illustration : drapeau européen en mouvement lors d’une action de rue des Jeunes Européens France à Tours en 2006.

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