L’année 2020 marqua les 70 ans du discours de Robert Schuman, prônant une entreprise qui devait réaliser « les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix [1] ». Il a fallu pourtant penser cette paix avant de l’institutionnaliser. Parmi les théoriciens de la mécanique pacifiste se trouve Albert Schweitzer : né allemand en 1875, devenu français au sortir de la Grande Guerre, son destin fut étroitement lié à celui de son Alsace natale et à l’Europe du premier XXème siècle. Schweitzer n’a bien sûr pas connu ni participé au développement de cette « union » européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Il a pourtant, à sa mesure, préparé le terrain et les esprits à un impératif de pacification à grande échelle.
Une bascule s’opéra après la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu’il s’adressa ouvertement aux dirigeants des grandes puissances. Car, si en effet les dernières années de sa vie coïncident avec la genèse du projet européen, il put tout de même faire le constat de la faillite d’un monde et ainsi faire l’analyse critique des organisations internationales qui virent le jour à l’issue des deux grands conflits mondiaux. Par son action et sa philosophie, il aiguilla les consciences de ses contemporains vers une réflexion pour l’instauration d’une paix durable.
Aux racines d’une « philosophie de l’éthique »
Théologien et pasteur, philosophe, musicien de renom… Tout chez Albert Schweitzer participa à la conception de l’icône. Bien que tous ces éléments fussent liés entre eux, c’est son activité de médecin qui concentra l’essentiel de son engagement le menant à la notoriété internationale. En 1913, il s’embarqua à bord du paquebot Europe en direction du Gabon, et c’est loin du Vieux Continent que le docteur alsacien passa la majeure partie de sa vie. Là-bas, à Lambaréné, il fonda l’hôpital qui lui valut une reconnaissance mondiale et de se voir considérer plus tard comme le père de l’humanitaire moderne.
Mais comment donc passer de l’Europe à l’universalité, en étant passé par l’Afrique ? C’est dans son instruction depuis les bords du Rhin qu’on trouve les influences du futur Prix Nobel. À Strasbourg et à Tubingue (Tübingen) lui furent enseignées par des maîtres allemands la philosophie, la théologie et l’exégèse. Admirateur de Goethe, touché par le message des Evangiles, enfant du protestantisme libéral, il souhaita très tôt développer un idéal chrétien de justice et d’humanité…une vocation mise à mal quelques années plus tard par la guerre. Interné en France, car Allemand, car Alsacien, il rentra dans sa région natale en 1918 et y exerça un temps les fonctions de vicaire, prêchant sur la responsabilité de l’ensemble des nations européennes dans cette Grande Guerre, et plaidant pour la réconciliation de l’humanité nourrie du commandement « Tu ne tueras point [2] ». Puis, de retour en Afrique, il y développa et promut le concept de « respect de la vie » (de l’allemand Ehrfurcht vor dem Leben) pour une éthique dite élémentaire et universelle. Cette notion, qui selon Schweitzer initierait le redressement de l’humanité, tint une place centrale dans sa Philosophie de la civilisation (1923). C’est désormais cette ligne directrice qui tiendrait dans ses discours et ses écrits.
Poussé à la tribune par la renommée
Schweitzer n’a jamais voulu se préoccuper des affaires politiques d’une Europe et d’un monde qu’il a vus se déchirer deux fois en moins de trente ans. Cependant, deux événements poussèrent hors de ses retranchements « le plus grand homme du siècle », titre honorifique décernée par le magazine américain Life en 1947. Il y eut tout d’abord l’attribution de son Prix Nobel de la Paix et son allocution de 1954 [3].
Tout en développant publiquement son admiration pour la Société des Nations et sa croyance dans les travaux de cette dernière, il en fit un constat d’échec, proposant d’ajouter un « esprit éthique » à l’organisation née en 1922. Il ne manqua pas d’évoquer Erasme, humaniste rhénan d’un autre temps, précurseur de la promotion de l’éthique dans la lutte contre la guerre [4], et considéra donc sur ces bases l’efficacité d’une paix selon sa nature. En d’autres termes : la paix par idéal, non par principe ou calcul politique.
« C’est seulement dans la mesure où un idéal de paix prendra naissance parmi les peuples que les institutions créées pour maintenir cette paix pourront remplir leur mission comme nous l’attendons et espérons d’elles. [5] »
Selon lui, toute institution internationale devait donc en premier lieu écouter le désir de paix provenant du cœur des peuples. Il y fustigea à cette occasion le nationalisme des hommes, principale faiblesse des Européens jusqu’alors, et qui ne pouvait être repoussé que par la renaissance de cet idéal humanitaire.
Pour le contrôle des peuples sur leur destin
Le deuxième épisode significatif qui ébranla l’apolitisme du Dr Schweitzer fut la mort de son ami, le physicien Albert Einstein. Il s’était sensibilisé grâce à lui au combat contre l’armement nucléaire, menace la plus crédible à la paix dans un monde divisé par la guerre froide. En mars 1957, les traités de Rome instituant entre autres la Communauté européenne de l’énergie atomique furent signés, comprenant l’objectif d’une non-utilisation de cette dernière à des fins militaires. Un mois plus tard, le 23 avril 1957, Schweitzer prononçait son discours « Le problème de la bombe atomique » sur les ondes de la radio norvégienne. Il renouvela l’opération un an plus tard, puis un livre naquit de cette expression, réunissant ces discours radiophoniques. On y trouve alors sa mise en relief de la mutation européenne en cours.
« La nouvelle Europe, dont les peuples ont enfin compris qu’ils sont liés indissolublement les uns aux autres pour le meilleur et pour le pire, est un fait nouveau dans l’histoire qu’aucune politique ne peut négliger. [6] »
La bombe atomique fut pour lui le symbole de la dépendance de l’Europe de l’après-guerre à l’Amérique, ici en termes de défense militaire. Ce cheval de bataille lui permit de concevoir un discours prônant une Europe unifiée, en quête de paix et d’indépendance, s’extirpant du potentiel conflit entre l’Union soviétique et l’Amérique par la voix de l’opinion publique, « acquise à ce plan si raisonnable ». Il était alors temps selon lui que l’Amérique redevienne l’Amérique. L’Europe quant à elle « abandonnée à elle-même n’avait pas de raison de désespérer ».
Ce n’est que bien plus tard, en août 1963, qu’il prit la plume pour féliciter Kennedy et Khrouchtchev de la signature de l’accord de Moscou, interdisant les expérimentations nucléaires dans l’atmosphère. Si entre temps, en France, le premier essai nucléaire avait été réalisé en février 1960, il ne faisait peut-être finalement pas lieu de pas en arrière : la marche vers la paix était déjà engagée entre les grandes puissances européennes…Il restait ensuite à savoir quelle place les valeurs défendues par Albert Schweitzer occuperaient dans la progression de ce projet.
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