Il fallait bien du courage pour venir à bout des près de 1.200 pages de l’accord commercial entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Les professionnels de la finance n’auront pas cette peine : concernant le domaine, c’est un « no deal » qui s’est appliqué. Alors que les tensions se sont cristallisées autour de la frontière nord-irlandaise et de la pêche, le très dynamique secteur financier britannique a été oublié de l’accord laissant les acteurs du secteur improviser leur relation future. Préventif et ultra-sensible aux externalités, le secteur financier avait plus ou moins anticipé ce scénario et ressentait déjà les premiers effets du Brexit dans une ambiance à la fois délétère et pleine d’espoir.
Un marché européen perdu par la City
L’Union européenne représentait 20% des exportations de services financiers britanniques, l’européanisation du secteur ayant permis une imbrication forte des secteurs financiers des deux entités. Or, avec le Brexit, les entreprises financières de la City se sont vues retirer un véritable sésame garantissant l’accès total au marché unique : « le passeport européen ». Les entreprises britanniques vont devoir négocier des « équivalences » permettant l’accès, domaine par domaine, au marché unique. Néanmoins, ces « équivalences » - au nombre de cinquante-neufs - sont révocables à tout moment et donnent à l’UE un outil de pression majeur sur le Royaume-Uni. En effet, si le Royaume-Uni a accordé aux entreprises européennes de nombreuses équivalences, l’UE n’en a pour l’instant accordé que deux à ses homologues d’outre-Manche. Bruxelles négocie l’attribution de ces « équivalences » en échange de l’adoption de normes financières alignées sur les normes européennes, empêchant ainsi toute déréglementation sauvage en la matière.
C’est là que le hic survient. Les partisans du Brexit avaient vendu aux britanniques un « Singapour-sur-Tamise », paradis-fiscal, libéré des contraignantes normes européennes, quitter l’Europe, s’ouvrir au reste du monde, dans un Empire financier britannique « sur lequel le soleil ne se coucherait jamais », comme un goût de déjà vu…Cependant, sans l’accès au marché européen les ambitions initiales apparaissent comme difficilement tenables et cela, Bruxelles ne le sait que trop bien. L’objectif est donc de gagner du temps, d’affaiblir la City en rapatriant une frange de la finance britannique pour qui, la dérégulation devient impossible car leurs activités sont tournées vers l’Europe.
Cette réduction importante de l’accès au marché unique s’est donc accompagnée d’une délocalisation importante de postes et d’entreprises vers l’Union européenne et ses principales places financières : Francfort, Paris, Dublin, Luxembourg et Amsterdam. Signe que la stratégie européenne de « chantage » sur la réglementation fonctionne : dès la première semaine de l’année 2021, la quasi-totalité des transactions sur les actions de société européennes se sont délocalisées de Londres vers l’UE. À l’heure actuelle près de 7.500 emplois de la City ont été détruits et reconstruits dans les principales places financières européennes, tandis qu’au premier jour du « monde post-Brexit »,6 milliards d’euros de fonds quittaient Londres pour Paris et Amsterdam. En l’espace de deux semaines, la City a perdu la quasi-totalité du marché européen, un « Big Bang » dans le microcosme de la finance.
Le marché européen n’est certes pas le principal marché de la City, mais le choc est tout de même considérable, en outre, 30% des actions de l’UE transitaient par la City, ce n’est désormais plus le cas. Boris Johnson a par ailleurs reconnu que l’accord de sortie avait oublié la finance avouant à demi-mot un échec sur ce point. Résultat : la finance s’est comportée dès 2020 comme si le Royaume-Uni sortait sans accord, permettant de voir d’ores et déjà les effets du Brexit sur ce secteur. Le gouvernement britannique et de nombreux groupes de pression œuvrent actuellement à la conclusion d’accords au sein du secteur visant à l’obtention des fameuses équivalences, car le départ des fonds et actions vers le continent signifie aussi moins de rentrées fiscales pour le Royaume-Uni. Or, avec la crise économique actuelle qui pourrait redoubler de violence sitôt la crise sanitaire derrière nous, l’Etat britannique a plus que jamais besoin de rentrées financières.
Deux visions de la finance, deux visions de la société
Malgré ce constat plutôt négatif, Londres mise sur une stratégie à long terme qui pourrait s’avérer payante, la City reste, malgré la sortie du Royaume-Uni de l’UE, un haut-lieu de la finance mondiale. Débarrassée de normes européennes jugées contraignantes et une fois le choc de la perte du marché européen passé, la City pourrait se relever, plus forte encore, c’est du moins ce qu’espère une large frange de la finance britannique, très favorable au Brexit, dont elle a allègrement financé la campagne. C’est le projet d’une City faiblement réglementée, paradis fiscal aux portes d’une Europe qui régule plus que les autres places financières. Cette menace qui plane sur l’Europe n’est pas écartée, en effet, rien n’empêchera le gouvernement britannique de déréguler sa fiscalité et son secteur financier, l’absence d’accord sur la finance, tend même à renforcer ce risque. On comprend ainsi l’intransigeance de l’Europe sur l’octroi d’équivalences permettant d’accéder à son marché. Néanmoins, l’UE sera impuissante pour empêcher les entreprises étrangères, notamment des pays émergents, à investir la City. On peut cependant supposer que ces pays auront à cœur de développer leurs propres places financières.
Quoi qu’il en soit, c’est un véritable bras-de-fer qu’entament l’Union européenne et le Royaume-Uni autour de deux visions de la finance : la première, régulée et sous contrôle, la deuxième, dérégulée et incontrôlable. Au fond c’est aussi deux visions de la société qui s’opposent : celle d’un « Singapour-sur-Tamise » ultra-libéral, ville-monde par excellence concentrant population, et richesses et qui creuse fortement les inégalités avec les autres régions du Royaume-Uni (les inégalités entre Londres et le reste du pays sont déjà criantes) et celle d’une Union européenne garante d’un développement harmonieux de l’ensemble des régions et d’une lutte marquée contre les inégalités.
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