Première critique : un déficit démocratique institutionnel
Tout d’abord, il convient de noter que la construction européenne n’a pas été critiquée pour sa caractéristique antidémocratique au moment de sa formation. Le fait que l’Europe n’ait seulement eu des pouvoirs limités sur les marchés de l’acier et du charbon pourrait en être une bonne explication. Les questions liées à la démocratie ont néanmoins gagné en visibilité grâce à l’Acte unique européen (1987) et au traité de Maastricht (1992), lesdits accords transférant du pouvoir politique des États membres vers l’organisation européenne.
Les institutions européennes ont été en mesure de façonner le mode de vie des citoyens. En ont-elles eu la légitimité ? Kübra Dilek Azman affirme que « ce transfert de décisions et d’attributions politiques du niveau national au niveau européen a affaibli l’influence démocratique et le contrôle à l’échelle nationale sans avoir été compensé par des institutions et des processus démocratiques aussi forts à l’échelle européenne ».
Pour répondre aux critiques, les acteurs européens ont décidé de politiser le fonctionnement de la Communauté européenne. Les premières élections directes des députés européens ont eu lieu en 1979, et le traité de Maastricht a accru l’influence du Parlement européen en instaurant la procédure de codécision qui autorise le Parlement à prendre davantage part au processus législatif européen. En outre, si le Parlement européen est en désaccord avec une partie de la proposition législative, alors la loi ne peut pas être adoptée.
Bien que ces réformes aient démocratisé l’Union européenne en donnant plus de pouvoir aux citoyens à travers le Parlement, leur impact est limité dans la mesure où le pouvoir des institutions est restreint. Les États membres demeurent les acteurs majeurs, et des institutions sont dirigées par des experts non élus (comme la Cour de Justice de l’Union européenne), et sont critiquées pour ne pas être représentatives.
Deuxième critique : une organisation qui n’est pas soutenue par le demos
Au-delà de la critique institutionnelle, une autre critique a émergé plus récemment. Cela est lié au fait que la participation aux élections européennes n’ait jamais dépassé les 50% depuis 1999. Cela nous conduit à penser que l’Union européenne ne compte plus pour la majorité des citoyens et nous conduit à poser la question suivante : dans quelle mesure une organisation politique est-elle démocratique si elle n’est pas soutenue par son demos ?
Pour s’attaquer à ce problème, les acteurs européens ont proposé de mettre en place une démocratie plus participative en promouvant la transparence. Plus précisément, des textes législatifs adoptés entre 1999 et 2001 ont rendu obligatoire la publicité des documents de travail et des comptes-rendus de réunions, afin de sensibiliser les citoyens. De plus, les acteurs européens ont également promu la participation directe des citoyens. En effet, le traité de Lisbonne a introduit l’Initiative citoyenne européenne (ICE) qui permet aux citoyens de l’Union européenne de participer directement au développement des politiques européennes.
Cependant, la procédure d’Initiative citoyenne européenne est très exigeante, ce qui explique pourquoi très peu d’initiatives ont été mises en place depuis l’introduction du mécanisme en 2012. D’autre part, Andrew Moravczik avait déjà prédit cet échec en 2003 : bien qu’elles aient à présent l’opportunité de voter et de participer plus directement au processus politique européen, pourquoi les personnes qui n’ont pas voté en 1999 participeraient-elles davantage maintenant ?
Le « déficit démocratique », une critique discutable
Nous venons de voir que l’Union européenne a des institutions non représentatives, et qu’elle n’est pas soutenue par la majorité des citoyens lors des élections. Par conséquent, l’idée selon laquelle il existe un « déficit démocratique » n’est pas complètement tirée par les cheveux.
Cette critique me paraît néanmoins exagérée. La façon la plus simple de démontrer cela est de comparer l’Union européenne aux démocraties nationales. Le fait que des pays européens comme la France rencontrent le même problème que pose le faible taux de participation aux élections (le taux de participation aux dernières élections présidentielles françaises a été le plus bas depuis 1969) et que leurs institutions judiciaires ne sont pas dirigées par des juges élus remet en cause la justesse de la double critique du "déficit démocratique".
Plus largement, il y a bien d’autres similitudes entre les institutions de l’Union européenne et les démocraties nationales. Je vais seulement en citer quelques exemples. Premièrement, comme les démocraties nationales, l’Union européenne est dirigée par des élus. La seule différence est que la responsabilité de l’Union européenne repose sur un double pilier : les citoyens élisent directement les députés du Parlement européen tandis qu’ils élisent indirectement les membres des gouvernements nationaux. La façon de nommer les commissaires en est une bonne illustration, puisqu’ils sont à la fois choisis par le Conseil européen et approuvés par le Parlement européen.
Deuxièmement, comme les démocraties nationales, l’Union européenne dispose d’un système de pouvoirs et contrepouvoirs entre les institutions comme le Parlement, la Commission, le Conseil ou la Cour de Justice. Dernier élément mais non des moindres, l’Union européenne est régie par le droit, puisque ses politiques sont appliquées dans le respect des traités et, dans une large mesure, du socle de valeurs démocratiques adopté en 2001 avec le traité de Nice. Ces valeurs comprennent la liberté d’expression, la souveraineté populaire et l’intérêt général, ou en d’autres termes, des valeurs qui caractérisent toutes les démocraties nationales.
En résumé, l’Union européenne est principalement composée d’institutions similaires aux institutions nationales. Nous retrouvons dans les deux des éléments démocratiques, comme la responsabilité ou le système d’équilibre des pouvoirs, et des valeurs communes. Cependant on reproche à l’Union européenne d’être moins démocratique que les États nationaux, ce qui nous laisse penser que ni le « déficit démocratique » ni le caractère non-représentatif ne doivent être surestimés, ou vice versa.
La nécessité d’une théorie politique sui generis
En complément de ce qui vient d’être dit, des auteurs comme Andrew Moravcsik et Antoine Vauchez insistent sur le fait de ne pas comparer la démocratie européenne avec la démocratie nationale. Au contraire, nous devrions prendre en compte le fait que l’Union européenne est une entité sui generis, parce qu’il ne s’agit ni d’un État ni d’une banale institution internationale. Elle a bien plus de pouvoir que le second et moins de pouvoir que le premier.
Au-delà de ce pouvoir politique sui generis, l’Union européenne a également un schéma institutionnel singulier qui, malgré les similitudes des pendants nationaux, est différent du système national classique. Par exemple, il est impossible de comparer la Commission européenne à un gouvernement, dans la mesure où le pouvoir exécutif est partagé avec le Conseil européen (réunissant les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres de l’UE) et le Conseil de l’Union européenne (réunissant les ministres des Etats membres de l’UE). Néanmoins, il est actuellement très difficile d’évaluer dans quelle mesure ces institutions uniques sont démocratiques, dans la mesure où la plupart des théories politiques sont orientées vers une conception étatiste. Ainsi, pour savoir si l’Union européenne correspond aux critères requis d’un régime démocratique européen, ou en d’autres termes pour répondre plus précisément à la question du "déficit démocratique", il est nécessaire de développer des théories politiques plus approfondies qui prennent en compte la nature sui generis de l’Union européenne.
Pour conclure, nous pouvons résumer en trois points. Premièrement, l’Union européenne est critiquée pour son schéma institutionnel non représentatif et pour ne pas être soutenue par les citoyens à travers un taux de participation élevé. Deuxièmement, ce reproche adressé à l’Union européenne paraît exagéré, ou bien il faudrait parallèlement remettre en question le caractère démocratique des États nationaux. Troisièmement, il est difficile d’évaluer réellement dans quelle mesure l’Union européenne est démocratique, puisque les études sur le sujet ne prennent pas véritablement en compte la nature sui generis de l’Union européenne.
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