Le Royaume-Uni et l’Europe, un demi-siècle d’ambivalence

, par Jeanne Lemasson

Le Royaume-Uni et l'Europe, un demi-siècle d'ambivalence
(source : Commission européenne)

Fin juin 2016, les Britanniques ont voté à près de 52% pour la sortie de leur pays de l’Union européenne. Ce vote a constitué un séisme politique à l’échelle du continent. En effet, personne ne voulait croire à la victoire du Leave, signifiant le départ d’un État majeur de l’Union européenne, chose encore inédite. Fin décembre 2020, après quatre années de difficiles négociations et la fin de la carrière politique de deux Premiers ministres britanniques sur ce thème, David Cameron et Theresa May, l’actuel locataire du 10 Downing Street et l’un des artisans du Brexit, Boris Johnson, a obtenu à l’arrachée un accord négocié sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.

Cela met ainsi fin à près d’un demi-siècle d’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. Si tous les spécialistes s’accordent pour attribuer comme principales causes du vote du Brexit la volonté du Royaume-Uni de reprendre en main sa destinée politique pleine et entière et un refus d’une majorité des Britanniques d’une migration jugée trop importante, le Royaume-Uni n’a jamais été tout à fait un État membre de l’Union comme les autres, et ce quelles que soient les époques. C’est pourquoi nous sommes en droit de nous interroger sur les raisons profondes qui ont conduit à l’échec historique de la participation du Royaume-Uni à l’Union européenne.

Le Royaume-Uni, une puissance qui veut mener seule ses affaires

Le Royaume-Uni, il ne faut jamais l’oublier, a été la première puissance mondiale au XVIIIème et au XIXème siècle, avec un empire colonial à l’échelle du globe. Pays fondateur de la démocratie parlementaire au XVIIème et XVIIIème siècle, berceau de la révolution industrielle et puissance majeure pour la victoire face à Napoléon, le Royaume-Uni a toujours cultivé une volonté d’indépendance. Victorieux en 1918 après la Première Guerre mondiale, celui-ci a dû faire face seul à la puissance nazie après la défaite de la France en mai-juin 1940, en attendant l’entrée en guerre de l’URSS puis quelques mois après, celle des États-Unis. Bien que Churchill ait posé aux côtés de Staline et Roosevelt, puis Truman, lors des conférences de Yalta et Potsdam, la puissance du Royaume-Uni se trouvait limitée par les deux superpuissances. Ainsi ce pays ruiné par la guerre, ne paraissait avoir qu’un rôle de figurant malgré son statut de pays victorieux.

Les Britanniques ont continué à croire que le Royaume-Uni était un État pleinement indépendant et capable d’assumer seul un rôle international, comme le justifiaient à la fois leur obtention d’une zone d’occupation en Allemagne, leur siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et leur entrée dans le club très fermé des puissances nucléaires en 1952. A l’inverse de la France et de l’Allemagne, s’alliant dans le projet de construction de la CECA en 1951, les Britanniques ne souhaitaient pas s’engager sur ce chemin qui fut l’ébauche de la construction européenne, sans doute confortés par le retour au pouvoir du Premier ministre Winston Churchill au début des années 1950. Celui-ci avait d’ailleurs affirmé qu’entre « le continent et le grand large », les Britanniques choisiraient toujours la deuxième option. C’est-à-dire qu’entre l’Europe et l’Alliance privilégiée avec les États-Unis, les Britanniques choisiraient toujours l’Alliance américaine. Pourtant, cette alliance n’était à cette époque déjà plus équilibrée car les Britanniques restaient en position d’infériorité. Nous pouvons en effet rappeler l’épisode de Suez en 1956, moment au cours duquel la France et le Royaume-Uni, avec le soutien d’Israël, sont intervenus en Égypte sur les rives du canal de Suez après la nationalisation du canal par le président égyptien Nasser. Or cette intervention s’est soldée par une campagne américaine, poussant à faire plier les Britanniques en spéculant contre la livre Sterling.

Le Royaume-Uni, conscient de ses faiblesses souhaite peser face à la construction européenne

Par ailleurs, la puissance britannique, bousculée par la décolonisation au sein de son empire, voit sur le continent européen la tentative des Six (la France, la RFA, l’Italie et les pays du Benelux) de constituer un marché commun, conduisant au traité de Rome en 1957. Pourtant les Européens par la voix de Jean Monnet avaient tenté d’intéresser les Britanniques au projet européen, mais sans réel succès. Les Britanniques rejettent en effet toute idée de perdre une partie de leur indépendance. Mais c’est à partir de ce moment que ceux-ci commencent réellement à s’inquiéter de ce qui était en train de se construire sur le continent européen. Le marché commun prévoyait la mise en place d’un tarif douanier commun extérieur pour les produits entrant dans la Communauté économique européenne (CEE). L’hypothèse encore incongrue de l’intégration du Royaume-Uni à la CEE en l’état aurait obligé ce dernier à se séparer de son marché traditionnel qu’était son empire colonial ainsi que les autres pays du Commonwealth. Pour les Britanniques, il ne pouvait pas à ce moment-là en être question, d’autant que les conservateurs au pouvoir étaient très sensibles à l’idée de remises en cause de l’Empire du Commonwealth.

C’est alors pour tenter de fragiliser la CEE naissante que le Royaume-Uni crée une organisation rivale : l’AELE, Association européenne de libre-échange avec les Royaume-Uni, la Norvège, le Portugal, la Suisse, l’Autriche, la Suède et le Danemark (7 pays). Cette zone de libre-échange économique n’avait ainsi pas de réel lien institutionnel entre ses membres, mais le Royaume-Uni était prépondérant en son sein d’un point de vue économique et démographique. En parallèle, les six pays de la CEE ont resserré leurs liens, la France voyant notamment dans la mise en place d’un marché commun une opportunité, en raison du tarif douanier extérieur commun et des futures aides agricoles prévues. C’est ainsi que les six pays membres de la CEE, propulsés par le couple franco-allemand formé par De Gaulle et le Chancelier Adenauer, ont fait bloc pour s’opposer au modèle prôné par les Britanniques, qui tentaient de les diviser pour arriver à seulement une zone de libre-échange. A terme, le succès et la fermeté des Six ont donc fini par compromettre fortement l’AELE. C’est ce que constatent les Britanniques, privés de soutien américain sur cette question.

C’est pourquoi, les Britanniques rassurés quant à leur inquiétude de voir la CEE prendre un chemin fédéraliste (en raison de la volonté du Général De Gaulle de réaliser une Europe d’États Nations aux antipodes de l’objectif fédéraliste), décident de poser finalement leur candidature à la CEE à l’été 1961 avec le Danemark puis l’Irlande. C’est ainsi que le Premier ministre britannique Macmillan réussit après maintes et maintes demandes à convaincre les Six, poussant le Général De Gaulle à s’opposer une première fois en juin 1963 à l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, puis une seconde fois en novembre 1967. Il était en effet important pour le Général d’essayer de renforcer en premier lieu l’autonomie stratégique européenne qu’il appelait de ses vœux, plutôt que de créer une zone de libre-échange et de passer sous influence américaine, ou de manière générale d’envisager l’élargissement de l’UE à d’autres pays.

Une entrée du Royaume-Uni dans l’Union européenne qui reste encore sujette à débat

C’est en réalité le départ du Général De Gaulle et l’arrivée de Georges Pompidou qui ont permis de débloquer la situation du Royaume-Uni. En effet, Pompidou lève le veto français et permet ainsi aux Britanniques, Danois et Irlandais de rentrer dans l’Union européenne en janvier 1973. Cependant la classe politique est divisée et les doutes quant à la place du Royaume-Uni au sein de l’UE restent très présents. En effet l’europhile Premier ministre conservateur Edward Heath était celui qui avait poussé le Royaume-Uni à entrer dans la CEE et ce, dès l’époque où il était ministre de Harold Macmillan. Mais la défaite des Conservateurs aux élections de 1974 change la donne. Les Travaillistes revenus au pouvoir avec Harold Wilson considèrent le traité d’adhésion signés par les Conservateurs comme n’étant pas assez satisfaisant : ceux-ci demandent en effet à le renégocier. Cela se conclut donc par l’organisation d’un référendum britannique. Ceux-ci ont voté majoritairement pour rester dans la CEE à plus de 67%, mais l’organisation de ce référendum peu de temps après être entré dans la CEE montrait déjà que cette intégration était encore sujette à débat.

Les Britanniques ont cependant rapidement investi les différents échelons des institutions européennes avec des hauts fonctionnaires et hommes politiques de valeur qui pouvaient ainsi être parfaitement au cœur du processus de décision des différentes politiques européennes. C’est d’ailleurs l’homme politique britannique Roy Jenkins qui est nommé à la tête de la Commission européenne en 1977. Mais dans les années 1970, la situation intérieure du Royaume-Uni se détériore de manière considérable. En effet la crise économique touche fortement le Royaume-Uni et les réformes successives proposées pour tenter d’y remédier se heurtent à l’opposition résolue des grands syndicats. A l’été 1976, le Royaume-Uni est forcé de s’humilier en allant demander une aide au FMI (Fonds monétaire international). Dans le même temps, les grèves se multiplient et paralysent le pays. Cependant, l’élection de la conservatrice Margaret Thatcher change la situation du Royaume-Uni en 1979. Celle-ci réforme en effet son pays avec force et dureté mais obtient en quelques années des résultats économiques. C’est une libérale en matière économique mais elle ne souhaite pas renforcer les pouvoirs dévolus à Bruxelles. Avec le couple franco-allemand Mitterrand-Kohl, les tensions sont fortes mais Margaret Thatcher réussit tout de même à obtenir une baisse de la participation financière britannique au budget de la CEE qu’elle jugeait inéquitable.

En 1986, les Britanniques acceptent l’instauration de l’Acte unique, qui établit un grand marché intérieur en accord avec le libéralisme économique et le libre-échange. En revanche, le chemin suivi par le couple franco-allemand Mitterrand-Kohl qui devait aboutir au traité de Maastricht de 1992-1993, ne pouvait pas leur convenir. Le Royaume-Uni ne peut en effet pas accepter l’idée de suppression de contrôle aux frontières prévue à Schengen en 1985. De même, l’idée d’une évolution vers une future monnaie unique européenne ne pourrait avoir leur aval. Margaret Thatcher fait ainsi entendre ses réticences quant à l’évolution jugée selon elle trop fédéraliste de l’Union européenne et à sa supposée bureaucratie bruxelloise dans son célèbre discours de Bruges en 1988. Margaret Thatcher y défend en effet une Europe basée sur le libre-échange et respectant la souveraineté des Nations ; mais cette thèse diffère des idées du Général De Gaulle par son tropisme atlantiste.

Ses successeurs : les premiers ministres John Major (conservateur), Tony Blair et Gordon Brown (travaillistes), poursuivront l’aventure britannique de l’UE mais sans laisser le Royaume-Uni dans le wagon de tête. Après la chute du Mur de Berlin en 1989 et la fin de l’URSS en 1991, le Royaume-Uni pousse à l’intégration des ex-démocraties populaires d’Europe de l’est en 2004. Mais celui-ci refuse d’accepter les évolutions les plus avant-gardistes de l’UE de la fin du XXème siècle et le début du XXIème siècle. Il ne fera en effet pas partie de l’espace Schengen, ni du groupe de pays s’étant dotés de la monnaie européenne, l’euro. Tony Blair, pourtant plus europhile, a bien conscience qu’il ne pourrait pas faire accepter ces évolutions décisives à son pays. Il accepte ainsi de laisser faire le projet de Constitution pour l’Europe en 2004, dirigé par Valéry Giscard d’Estaing et envisage même l’éventualité d’un référendum britannique très risqué sur ce thème. Mais cela ne devient pas nécessaire dès lors que la France et les Pays-Bas répondent de manière négative aux deux référendums sur la Constitution européenne en 2005. De plus, le Royaume-Uni, pour éviter sans doute un fédéralisme européen qu’elle n’acceptait pas, pousse à des élargissements de l’UE à d’autres pays. Elle est ainsi un ferme soutien à la candidature de la Turquie.

David Cameron, nouveau Premier ministre britannique conservateur élu en 2010 doit faire face à une opposition croissante de l’opinion britannique et d’une partie de son propre parti, les Tories, concernant l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE. Le parti UKIP de Nigel Farage constituait une menace électorale qu’il ne pouvait négliger. Pensant couper court à ce problème, il promit d’organiser un référendum sur ce thème, étant convaincu qu’il le remporterait. Il pensait à tort que la majorité des Britanniques serait en faveur du maintien de leur pays dans l’UE, comme l’exemple du référendum gagné de 1975 l’avait montré. Or après une campagne référendaire passionnée où les arguments du Leave ont parfois été mensongers, Boris Johnson et Nigel Farage, les porte drapeaux du Brexit, sont finalement parvenus à convaincre une majorité des Britanniques de quitter l’Union européenne.

Ainsi, en ce début 2021, le Royaume-Uni ne fait plus partie de l’UE. La situation n’est sans doute pas figée pour toujours, cela dépendra en effet de l’évolution de la situation économique du pays à l’avenir. Si celle-ci ne se dégrade pas fortement, il est fort probable que le Royaume-Uni reste en dehors de l’Union européenne pour longtemps, voire pour toujours. En revanche, si la situation économique se détériore à l’avenir, les Britanniques modifieront peut-être leur point de vue et demanderont possiblement à réintégrer le giron de l’Union européenne. Il reste donc à voir comment les Britanniques géreront leur après-Brexit.

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