Le Sahel peut-il devenir un symbole de la coopération européenne en matière de défense militaire ?

, par Kareem Salem

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Le Sahel peut-il devenir un symbole de la coopération européenne en matière de défense militaire ?
Le président du Conseil européen, Charles Michel, lors d’un sommet européen en décembre 2019 (source : Conseil de l’Union européenne)

L’Europe est confrontée à de nombreux dangers imprévisibles provenant de puissances révisionnistes et d’acteurs armés non étatiques, à ses portes. Dans son voisinage avec l’Afrique, elle assiste à une prolifération de groupes terroristes dans la bande sahélo-saharienne, qui multiplient leurs attaques et étendent leur zone de contrôle. Alors que Washington se tourne désormais vers la région indo-pacifique, l’Europe parviendra-t-elle à se rassembler à travers la force militaire européenne Takouba ?

Pendant longtemps, les Européens se sont contentés de se réfugier sous le parapluie de l’armée américaine pour assurer leur défense. Au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, les États-Unis assuraient la présence américaine en Europe et la sécurité de ses membres. Cette organisation avait notamment joué un rôle central dans la protection des pays européens contre la menace soviétique pendant la Guerre froide.

Après les guerres contre le terrorisme en Afghanistan et en Irak, l’Europe avait cependant perdu de son importance et de sa centralité pour l’Amérique. Barack Obama avait notamment souhaité placer la défense des intérêts stratégiques américains dans la région indo-pacifique au cœur de sa politique étrangère. Sous la présidence de Donald Trump, l’Alliance atlantique était perçue comme un fardeau, dans lequel il a fait déclaration après déclaration, tweet après tweet contre l’organisation.

Si le nouvel occupant démocrate de la Maison Blanche, Joe Biden, est beaucoup moins clivant que son prédécesseur, il ne mettra pas fin au pivot américain vers l’Asie. En effet, la Chine sera le principal défi de la politique étrangère américaine. Le président Biden a déjà mené des discussions approfondies avec les pays du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Australie, le Japon et l’Inde), dont l’objectif avoué est de contrecarrer l’influence croissante de la Chine dans la région indo-pacifique.

Les frontières de l’Europe sous tension

Dans un contexte international marqué par la politique expansionniste des pays révisionnistes et la menace terroriste, la Commission européenne a pris ces dernières années une dimension plus stratégique, pour faire face aux pressions à ses frontières. Aujourd’hui, l’Europe doit faire face, à sa périphérie, à un certain nombre de conflits et de crises, tant au Sahel qu’en Libye, au Moyen-Orient ou dans le Caucase.

La bande sahélo-saharienne est la zone la plus préoccupante. Cette région frontalière entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne est marquée depuis 2012 par l’intensification des attaques terroristes et par la mainmise des groupes djihadistes dans les zones abandonnées de la région. La prolifération des groupes terroristes dans cette vaste zone géographique s’explique par les profonds changements géopolitiques qui ont affecté la région au cours de la dernière décennie. L’effondrement du régime autoritaire de Mouammar Kadhafi (octobre 2011) avait engendré une situation de chaos sur le territoire libyen, créant un terrain propice à la prolifération des groupes terroristes et à l’acquisition de grandes quantités d’armes lourdes et légères, en particulier au sud des frontières poreuses de la Libye.

L’extension des groupes djihadistes dans les régions désertes et abandonnées du nord du Mali avait notamment déclenché, à la demande du président malien par intérim Dioncounda Traoré, une intervention de la France pour restaurer l’intégrité territoriale du Mali. Si l’opération militaire française Serval avait permis d’éviter l’éclatement du Mali, les djihadistes ont néanmoins réussi à se frayer un chemin clandestin dans certaines zones du Sahel, qui sont devenues par la suite des espaces propices à la radicalisation et au recrutement de nouveaux combattants.

La zone des « trois frontières » entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso est la région la plus touchée par l’insécurité djihadiste depuis plusieurs années. Dans cette zone délaissée par les autorités, les groupes extrémistes affiliés à Al-Qaïda et à l’organisation État islamique se livrent une concurrence acharnée pour devenir la mouvance islamiste radicale locale. Quant à Boko Haram, le groupe affilié à l’EI exerce une influence importante dans la région du lac Tchad, où l’absence de l’État a créé un terrain favorable à la progression du groupe. Cette région, qui s’étend sur quatre pays riverains du lac (Cameroun, Niger, Nigeria et Tchad), subit très régulièrement des attaques terroristes, à commencer par l’État nigérian de Borno, fief historique du groupe.

Quel rôle européen ?

Compte tenu de la menace terroriste élevée au Sahel, les pays européens devraient clairement s’impliquer davantage sur le plan militaire. Si la présence française dans la région a été renforcée dans le cadre de l’opération militaire Barkhane, permettant la neutralisation de plusieurs chefs majeurs d’Al-Qaïda, dont Abdelmadek Droukdel, le fondateur d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, les djihadistes ont néanmoins étendu leurs zones d’action dans la région. En effet, leur force de frappe se dirige vers les pays du Golfe de Guinée, profitant du manque de coordination des renseignements entre les Etats de la région. Leurs intentions sont claires : en ciblant les richesses du Sud, les groupes extrémistes entendent s’emparer des raffineries de pétrole et des matériaux critiques pour financer leurs campagnes djihadistes.

En réponse à la détérioration de la situation sécuritaire à travers la bande sahélo-saharienne, une coalition de forces spéciales européennes a récemment été bâtie pour aider les forces en première ligne. Le déploiement de la Task Force Takouba implique, pour l’instant, neuf pays européens au Sahel. Si l’objectif de cette force européenne est de faire la lutte contre le terrorisme une vitrine de la coopération européenne en matière de défense, elle reste encore trop limitée en termes de nombre de forces opérationnelles pour avoir un effet significatif sur le champ militaire. Parmi les pays européens les plus impliqués, figurent les Estoniens et les Tchèques, qui ont envoyé respectivement 40 et 150 militaires.

Cette lente progression n’a toutefois pas découragé le président français Emmanuel Macron, qui souhaite renforcer la force de frappe européenne avec 2 000 soldats européens, dont l’implication de 500 militaires français. Cette ambition pourrait devenir une réalité si Paris parvient à maintenir Berlin dans la boucle des questions de défense européenne. En effet, depuis la décision britannique de quitter l’UE et le désengagement de l’ex-président Trump de l’OTAN, Paris et Berlin ont saisi ce contexte inédit pour développer une structure de sécurité collective autonome - la création d’une coopération structurée permanente en matière de défense visant à renforcer la coopération entre les pays membres européens dans le domaine de la sécurité et de la défense a été l’une des avancées majeures de cette période.

Des divergences stratégiques subsistent

Avec l’arrivée de Joe Biden dans le Bureau ovale, les plus atlantistes des responsables allemands appellent désormais à remettre les relations transatlantiques au centre de la politique étrangère allemande. En effet, dans une tribune publiée le 2 novembre par le site américain Politico, la ministre allemande de la Défense Annegret Kramp-Karrenbauer a notamment déclaré que « l’idée d’une autonomie stratégique européenne devait prendre fin ». Ce sentiment est unanime dans les Etats de l’Est, notamment en Pologne, qui considère la notion de défense européenne comme un risque pour la durabilité de la relation transatlantique et pour ses intérêts vitaux.

Soulignons, toutefois, que l’Europe n’est pas à l’abri d’un nouveau choc géopolitique outre-Atlantique. En effet, la défaite de l’ex-président Trump a été moins significative que celle qui avait été anticipée par les sondages. Donald Trump ou l’un de ses émules au sein du parti républicain peut compter sur une base électorale de plus de 75 millions d’électeurs qui lui resteront fidèles coûte que coûte. Les Européens ne sont donc pas à l’abri d’un nouveau séisme géopolitique dans à peine quatre ans.

Alors que le Pentagone reste évasif quant à un engagement au Sahel, le moment est venu pour l’Europe d’être plus engagée sur le terrain militaire. Les Européens ne peuvent pas se permettre que les filiales d’AQMI et de l’EI étendent davantage leurs zones de contrôle dans une région qui se trouve à la frontière sud de l’Europe. Il est donc impératif que Paris et Bruxelles amènent les États membres à comprendre l’importance de la région pour la sécurité européenne et la nécessité de prendre des mesures concrètes en termes d’engagement militaire.

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