Lecture du programme de Juncker par un humaniste

, par Adrien Fabre

Lecture du programme de Juncker par un humaniste
Caricature de Jean Claude Juncker Crédit photographique : DonkeyHotey

Suite à l’élection de Jean Claude Juncker à la présidence de la commission, le Taurillon ouvre ses colonnes à diverses sensibilités politiques. Retrouvez aujourd’hui le dernier article.

Jean-Claude Juncker vient d’être élu Président de la Commission européenne par les trois principaux partis élus au Parlement. Il articule son discours d’orientation autour de quatre priorités : l’emploi, la croissance, l’équité et le changement démocratique. Il a l’ambition de « rénover l’Europe » et pense que « cette fois-ci, c’est différent ». Qu’en est-il vraiment ?

Les points positifs :

M. Juncker a l’air résolu à mener les réformes qu’il propose, et ce dans un esprit de coopération avec tous les députés ; sa motivation ne sera pas de trop pour contrer la force d’inertie du lourd attirail européen. Voyons quelques-uns de ses chevaux de bataille à venir :

  • l’instauration de règles communes en matière de protection des données et de télécommunication, permettant par exemple de profiter de son forfait téléphonique national dans toute l’Union ;
  • la lutte contre le dumping social, notamment pour les travailleurs étrangers : « un même travail effectué au même endroit devrait être rémunéré de manière identique » ;
  • l’harmonisation fiscale européenne, non seulement en matière de coopération entre pays pour lutter contre l’évasion et la fraude fiscales, mais aussi l’adoption d’une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés et d’une taxe sur les transactions financières, qui permettront de juguler en partie l’optimisation fiscale des multinationales, le dumping social et les excès de la finance ;
  • la priorité donnée à la lutte contre la pauvreté : ainsi tout nouveau programme de soutien à un pays ne doit pas être uniquement soumis à une évaluation de sa viabilité financière, mais aussi à une évaluation des incidences sociales (c’est évidemment à la Grèce qu’il est fait référence) ;
  • une meilleure coopération judiciaire avec le développement de nouveaux instruments, tels que le Parquet européen, qui s’attaquera aux fraudes financières, et la reconnaissance mutuelle des décisions de justice nationales, pour améliorer l’état de droit de l’Union ;
  • la remise en cause de la législation forçant l’importation d’OGM au mépris de l’opposition d’une majorité d’États membres et de beaucoup de citoyens ;
  • la transparence dans l’élaboration des politiques européennes, notamment sur le rôle des lobbies et sur l’accord de libre-échange transatlantique (où les normes sociales, hygiéniques et la protection des données seront non négociables) ;
  • une coopération renforcée en matière de défense, pour les États qui le souhaitent.

Les points faibles :

Les défauts du programme de Juncker tiennent plus à un manque d’envergure dans les mesures proposées et à l’absence de mesures pourtant fondamentales, qu’à la proposition de mauvaises mesures dues à une idéologie contestable. Ceci dit ce manque d’envergure est peut-être dû en partie aux deux seules erreurs idéologiques de Juncker, qui ne sont pas étonnantes tant elles sont ancrées dans la conception des politiques publiques : l’attachement à la croissance et le respect du pacte de stabilité (je détaille en annexe en quoi ce sont des impasses).

La première grosse déception du programme de Juncker est l’absence de changement dans les institutions européennes : alors qu’il fait du changement démocratique un des quatre points clés de son programme, il ne propose aucune mesure concrète : pas de remise en cause des statuts de la BCE, pas de rôle accru du Parlement par rapport au Conseil, pas d’évolution sur l’unanimité entre les gouvernements qui reste nécessaire pour toutes les décisions importantes, pas d’élections parlementaires sur des listes européennes plutôt que nationales ou régionales, pas de consultation des citoyens, pas de budget participatif : aucune avancée démocratique.

La deuxième grosse déception, c’est l’absence d’ambition concernant les investissements d’avenir, en particulier la transition écologique. Alors que M. Juncker mesure bien l’importance des énergies renouvelables, de l’efficacité énergétique et des réseaux électriques intelligents, il propose simplement d’utiliser « plus judicieusement » les fonds européens, plutôt que d’investir davantage. C’est une grave erreur, à l’heure où des investissements colossaux (de l’ordre de 3 % du PIB) sont nécessaires pour passer à une économie soutenable, et alors que le chômage est proche des 12 % sur l’Union européenne, de ne pas investir massivement pour atteindre les objectifs qu’on s’est fixés en matière de réduction de la facture énergétique, des émissions de CO2 et du chômage. Certes le budget de l’Union pour les 7 prochaines années a déjà été voté, et accuse d’ailleurs une baisse de 9 %, mais d’autres voies auraient pu être explorées, comme l’émission de green bonds ou d’eurobonds par la BCE.

Aussi, les investissements de la Banque Européenne d’Investissement devront-ils être « plus judicieux », mais rien ne laisse entrevoir un allègement de la bureaucratie européenne. C’est dommage car à l’heure d’internet on aurait pu laisser aux citoyens le choix de décider collectivement à qui attribuer les subventions. Concernant le numérique, je regrette au passage le manque de vision concernant l’architecture d’internet : si la protection des données est un souci pour M. Juncker, il ne propose pas de construire un réseau distribué où les boxs deviendraient des serveurs sur lesquels seraient stockés toutes les données personnelles, qui, associée à une gamme de logiciels libres, constituerait à mon sens la seule façon de lutter contre l’espionnage de la NSA.

Enfin, M. Juncker fait de la lutte contre la pauvreté une priorité toute relative puisqu’il ne propose aucune mesure de protection sociale ou de redistribution au sein et à l’extérieur de l’Union. Il souhaite renforcer les frontières de l’UE pour éviter l’immigration illégale, mais ne propose pas d’améliorer la mesure préventive pour lutter contre l’immigration : l’aide au développement, seule à même de développer les pays pauvres et de réduire l’attractivité du vieux continent. Je rappelle à ce titre que seuls quelques pays scandinaves tiennent l’engagement qu’on a pris il y a une quarantaine d’années à l’ONU de transférer la somme (ridiculement faible) de 0,7 % du PIB aux pays pauvres.

Pour conclure, je dirais que le programme de M. Juncker est mitigé : on aurait pu s’attendre à pire de la part du candidat du PPE, parti qui a fait inscrire dans les traités européens le respect de la « concurrence libre et non faussée ». J’attendrai la nouvelle Commission au tournant sur l’harmonisation fiscale européenne, mesure-clé du programme à mon sens, qui serait quand même une belle avancée si elle était amorcée. Pour conclure, je ne crois pas que cette fois-ci, ce sera différent ; je pense que l’UE ne va pas tellement évoluer sous l’impulsion de M. Juncker, quoiqu’il en dise.

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