Le mandat de Maia Sandu en tant que Présidente moldave n’a pas été un long fleuve tranquille pour les pro-européens du pays et de l’UE. Les perspectives d’intégration européenne portées par sa victoire aux élections présidentielles de 2020 et la victoire de son parti (PAS) aux élections législatives de 2021 ont en effet rapidement été balayées par l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 et les risques sécuritaires posés à la Moldavie.
Cette dynamique intégrationniste a cependant été ravivée l’été dernier lorsque l’UE a octroyé au pays le statut de candidat à l’accession, avant que des milliers de manifestants coordonnés et rémunérés par des oligarques pro-russes ne descendent dans les rues de Chișinău appelant à la démission de Maia Sandu et de son gouvernement pro-européen.
De la menace militaire à la militarisation de l’énergie
Ces dernières années, la Moldavie a pris une orientation fermement pro-occidentale qui n’a pas plu à la Russie.
Le discours d’investiture de Maia Sandu en 2020 où elle se décrit comme “la Présidente de l’intégration européenne du pays“ en est un témoignage, et l’invasion russe de l’Ukraine fut une autre opportunité pour la Moldavie de réaffirmer cette orientation.
En effet, le 3 mars 2022, suite à l’invasion russe de sa voisine, la Moldavie dépose officiellement sa demande d’adhésion à l’Union européenne avant de se voir octroyer le statut de candidat en juin. Ces éléments ont conduit Sergei Lavrov, ministre des affaires étrangères de la Fédération de Russie, à dire que la Moldavie (et l’Ukraine) serait “de manière permanente des acteurs mineurs des jeux occidentaux“, ce qui les obligerait à faire preuve d’une “solidarité totale avec les actions antirusses de l’UE […]“.
Cette interprétation de l’orientation occidentale de la Moldavie, plus tard confirmée par Maia Sandu lors d’un discours devant le parlement roumain en novembre, a ouvert la voie à toute une série de provocations de la part de la Russie.
Durant la première partie de la guerre, le commandement militaire russe a ainsi agité la menace de la création d’un couloir dans le sud de l’Ukraine qui relierait la Russie à la région séparatiste de Transnistrie où sont stationnées illégalement près de 1500 troupes russes, laissant entendre par là que la guerre pourrait être étendue au territoire moldave.
De plus, le 10 octobre 2022, 3 missiles russes visant des villes de l’ouest de l’Ukraine ont violé l’espace aérien moldave (un type de provocation qui s’est ensuite répété), augmentant un peu plus les risques d’escalade. Bien qu’aucune opération militaire n’ait été menée, la Moldavie a néanmoins souffert de ce que son gouvernement qualifiait de “chantage“ énergétique et politique de la part de la Russie.
Une dépendance énergétique malheureuse
La Moldavie est depuis son indépendance massivement dépendante de la Russie pour son approvisionnement en énergie.
En effet, 100% de son gaz était importé du géant russe Gazprom avant le début de la guerre en Ukraine. Une partie de ces importations étaient alors directement acheminées vers la région séparatiste de Transnistrie, soutenue par la Russie, et plus précisément vers Cuciurgan, la plus grande centrale électrique à gaz de Moldavie qui produit près de 70% de l’électricité du pays et la revend ensuite à la Moldavie. Cette région séparatiste moldave survit donc grâce au soutien de la Russie qui exporte du gaz à la région par le biais de la Moldavie, mais ne demande jamais aux autorités séparatistes de payer pour celui-ci.
Dans ce dispositif énergétique organisé par la Russie, la Moldavie paye deux fois pour son approvisionnement en énergie. D’abord en achetant du gaz à la Russie, puis en achetant l’électricité produite (gratuitement comme nous l’avons vu) à la Transnistrie.
Cette rapide description de la situation de dépendance énergétique de la Moldavie nous donne un aperçu de l’étau russe qui s’est récemment refermé sur le pays. Dans les premiers jours d’octobre 2022, Gazprom annonçait réduire ses livraisons de gaz naturel à la Moldavie de 30% sans plus de détails.
Face à cette décision, le gouvernement moldave se voyait contraint de réduire la quantité de gaz acheminé vers la centrale électrique de Cuciurgan, tout en maintenant les proportions pré-crises.
Un mois plus tard, le 1er novembre, la centrale électrique a brièvement arrêté d’exporter de l’électricité à la Moldavie, soulignant encore davantage la vulnérabilité énergétique du pays.
De plus, la Moldavie bénéficiait depuis quelques mois de livraisons de gaz européen par l’intermédiaire des infrastructures ukrainiennes (les réseaux de distribution moldaves et ukrainiens n’étant pas connectés), mais les bombardements russes de ces infrastructures ont privé la Moldavie de cette source d’énergie, plongeant le pays dans le noir, et accentuant la situation économique tragique décrite par Maia Sandu dans une interview récente pour la RTS.
Le gaz est en effet 7 fois plus cher qu’il ne l’était l’année passée en Moldavie, tandis que l’électricité est 4 fois plus chère et que l’inflation a grimpé à près de 35% en 2022. Cette situation économique délicate ne tardera pas à être instrumentalisée par certains acteurs politiques.
L’oligarchie moldave et l’accession à l’UE
La situation politique de la Moldavie nécessite d’être quelque peu développée pour comprendre les récentes manifestations et le rôle des oligarques dans le pays.
Après avoir construit un empire économique dans les années 2010, Vlad Plahotniuc, l’un des oligarques moldaves les plus importants, va entrer en politique et petit à petit prendre le contrôle de plusieurs institutions politiques, judiciaires et de médias. En 2015, l’oligarque possédait un contrôle presque total sur la société moldave et n’hésitait pas à mettre sur écoute et à emprisonner ses opposants politiques mais également civils.
Deux scandales financiers vont révéler l’ampleur de son pouvoir et conduire à son exil en 2019, l’affaire de la “machine à laver russe“ et le “Casse du siècle“, où près de 8% du PIB du pays (1 milliard $) avait disparu des banques nationales en 2014.
Ilan Shor, l’oligarque derrière les récentes manifestations à Chișinău, était lui aussi impliqué dans ce dernier scandale en tant que dirigeant de l’une des banques concernées. La figure de Shor est intéressante à analyser tant sa récente ascension dans la sphère publique moldave suit le même schéma que celle de Plahotniuc.
Peu après l’explosion du scandale, il est entré en politique en devenant maire de Orhei s’assurant là une immunité face aux potentielles poursuites. Malgré sa fuite du pays en 2019, Ilan Shor a continué à consolider son influence depuis l’étranger en rachetant notamment plusieurs chaînes de TV qui en plus de retransmettre des programmes pro-russes, ont servi de marchepied à l’organisation des récentes manifestations en diffusant sa rhétorique anti-gouvernementale à un public assez large.
Cette rapide description nous montre bien la gangrène oligarchique qui sape le pays depuis des années, avec des acteurs politiques qui agissent, comme le note le chercheur Vladimir Socor, comme les “chiens de garde des intérêts russes“, un positionnement aux antipodes de l’agenda pro-européen et anti-corruption du parti présidentiel PAS.
Agenda pro-européen et anti-corruption du parti présidentiel PAS
Suite à l’octroi à la Moldavie du statut de candidat à l’accession à l’UE en juin dernier, la Commission européenne a défini un certain nombre de domaines dans lesquels des réformes doivent être menées pour permettre à la Moldavie d’accéder aux étapes suivantes du processus d’adhésion à l’Union européenne. Celles-ci incluent une réforme de la justice, la lutte contre la corruption, le renforcement de l’administration publique, la lutte contre le crime organisé et la désoligarchisation.
Cette dernière réforme est tout particulièrement intéressante. Elle doit prendre la forme d’une “loi Magnitsky“ inspirée de celle ukrainienne du même nom.
Visant les citoyens moldaves associés à des actes de corruption majeurs ou ayant collaboré avec des services secrets étrangers contre la Moldavie, cette loi doit transposer dans le droit national le contenu des sanctions prises à l’échelle internationale par des États ou des instances internationales à l’encontre de ces individus.
Cette loi doit aussi permettre à l’administration nationale de geler les avoirs détenus par ces personnes en Moldavie et de sanctionner leur entourage. De plus, le Conseil Audiovisuel de Moldavie devrait être capable de retirer leurs licences de diffusion aux chaînes liées à des individus sous sanction, un point important étant donné qu’on estime à 8 le nombre de chaînes de TV liées à Plahotniuc et Shor.
Peu surprenant dans ces conditions que les oligarques visés par ces mesures soient vent debout contre ce processus de désoligarchisation qui symbolise à la fois la fin d’une période de pouvoir illimité et d’influence russe dans la politique moldave, et en même temps confirme l’orientation pro-européenne prise par Maia Sandu qu’ils exècrent.
Coût de la vie élevé, perte de pouvoir politique : l’instrumentalisation des luttes
C’est dans le contexte susmentionné d’une situation économique pesante pour les citoyens et d’une lente perte de pouvoir des oligarques qu’ont eu lieu des manifestations à Chișinău à l’automne dernier.
Ce pourrait être décrit comme une instrumentalisation des difficultés économiques du peuple par certains oligarques contre le gouvernement.
Le 19 septembre 2022, la première manifestation était organisée à l’initiative des leaders politiques du parti ȘOR et des chaînes de TV qu’ils possèdent, rassemblant près de 20 000 personnes dans les rues de la capitale moldave.
Des manifestations ont ensuite eu lieu de manière régulière dans les semaines suivantes et à la fin du mois de septembre. Des tentes ont même été installées devant la résidence de la Présidence. Derrière le slogan “Jos Maia Sandu“ (“Dehors Maia Sandu“ en roumain), les manifestants appelaient à la démission de la Présidente et de la Première ministre, les tenant pour responsables de la situation économique difficile du le pays.
Si le droit de manifester est protégé par l’article 40 de la Constitution moldave, des problèmes avec cette mobilisation publique en particulier n’ont pas tardé à émerger.
En effet, dans une enquête publiée le 3 octobre, le média en ligne ZdG.md a révélé un système de transport et de rémunération des manifestants organisé par le parti ȘOR pour augmenter le nombre de manifestant battant pavé. Des journalistes infiltrés ont montré les détails de l’opération dans laquelle des bus étaient affrétés pour acheminer des manifestants de tout le pays vers Chișinău et où les manifestants étaient payés 400 lei (20€) en cash en échange de deux heures de “manifestation active“. Quelques activistes de ȘOR ont d’ailleurs été arrêtés alors qu’ils transportaient un sac contenant 380 000 lei (∼19 000€) probablement utilisés pour rémunérer les manifestants.
Ces pratiques illégales couplées au contexte de la guerre en Ukraine et à la proximité d’Ilan Shor avec la Russie, qui a été dévoilée par une enquête de RISE.md, a conduit Maia Sandu à qualifier ces manifestations de “tentatives de déstabilisation “ et à appeler la police à intervenir pour rétablir l’ordre.
Si les manifestations ont lentement perdu en importance, elles ont démontré la capacité des oligarques à instrumentaliser les difficultés de la population moldave. La situation de dépendance énergétique dans laquelle se trouve la Moldavie a été un levier russe important pour faire du chantage à Chișinău en réponse à l’orientation fermement pro-européenne du pays et à son soutien à l’Ukraine. Ce chantage a conduit à une situation économique difficile dans en Moldavie qui a ensuite été instrumentalisée par les oligarques pro-russes qui ont orchestré et financé une mobilisation publique appelant à la démission d’un gouvernement dont l’orientation pro-européenne nuisait la mainmise de ces oligarques sur la politique et l’économie moldave.
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