Les États-Unis, ce patient incurable qui s’apprête à voter

, par Christian Gibbons

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Les États-Unis, ce patient incurable qui s'apprête à voter
Donald Trump lors de son intronisation en janvier 2017. Crédit : Flickr

Christian Gibbons Smith nous livre ses impressions sur l’état de l’Amérique à l’aune d’une élection présidentielle cruciale.

Le mois dernier, Le Taurillon a publié un article comparant les politiques étrangères des deux candidats à la présidence américaine. Un contraste avant tout. D’un côté, une victoire pour Donald Trump signifierait une victoire pour sa doctrine égoïste et isolationniste (« America First »), qui a déjà causé beaucoup de problèmes pour l’Union européenne. De l’autre côté, une défaite de Trump déboucherait sur la réinstauration partielle d’une démarche ancrée dans la coopération multilatérale, offerte par Joe Biden, l’ancien vice-président de Barack Obama. L’auteur a pourtant mis l’accent sur le fait que si ce dernier devait l’emporter, cela ne signifierait pas forcément un retour au monde d’avant. En ce qui concerne les relations transatlantiques, la normalité n’existe plus.

Une bonne analyse, mais je pense que ce genre de comparaison ne touche que légèrement les conséquences potentielles de la prochaine élection présidentielle américaine. Les Etats-Unis, le géant de la politique internationale est en pleine mutation, et le monde qu’il a façonné l’est aussi. Mais il y a aussi un risque substantiel qu’à la fin d’une année qui aura éprouvé très durement la société américaine, ce colosse hégémonique et indéboulonnable dans sa propre imagination, ne s’émiette. C’est au moins le sentiment qui prévaut de ce côté de l’Atlantique : un sentiment d’affolement sous-jacent.

Hors norme, hors la loi

Pour expliquer pourquoi, il faut passer à la loupe plusieurs événements récents dans ce pays. Le premier est la parution d’un article publié au mois de septembre, cette fois-ci dans l’édition en ligne de The Atlantic Magazine, une publication américaine respectable d’analyse culturelle et politique. Cet article, intitulé « The Election That Could Break America » (« L’Élection qui peut briser l’Amérique ») était censé originellement paraître deux mois plus tard, après la fin de l’élection en novembre. Mais les rédacteurs, qui se sont vite aperçus de l’importance immense de l’article, ont décidé qu’il serait mieux de le publier en amont.

Barton Gellman, un journaliste états-unien renommé, y avance un argument très simple : les États-Unis ne sont probablement pas prêts pour le chaos que cette élection pourra déclencher. Il a commencé l’article en prédisant que Donald Trump n’accepterait jamais les résultats de l’élection à moins qu’il la gagne (une crainte que le président a justifiée le même jour). Il y a détaillé également quelles stratégies le président américain et ses alliés veulent utiliser afin d’assurer cette victoire – y compris la suppression massive des voix, un tas de litiges à la suite du scrutin, et un plan de nommer directement des sbires pro-Trump au collège électoral pour prendre le dessus dans les états les plus contestés et décisifs (les « battleground states »). Jusqu’alors, ce dernier plan existait totalement à l’insu du public américain et a donc suscité beaucoup de discussions sur les réseaux sociaux, dans la presse, et dans les chaînes de télévision.

Mais en dépit du fait que la plupart de ces stratégies sont massivement anti-démocratiques, selon Gellman, elles ne sont pas totalement illégales selon la loi américain. Au contraire – une clause permettant la nomination directe d’électeurs est cachée dans la constitution américaine, et le parti Républicain a longtemps compté sur la suppression des voix en exploitant la loi statutaire et la jurisprudence [1].

Le problème pour Gellman est donc quelque chose de plus fondamental que le comportement d’un tyran potentiel. Il serait très important d’examiner quand même comment et pourquoi ce système est si vulnérable à tant d’exploitations. Le système politique américain a ses propres normes et règles, et elles ont été brisées avec détermination par ce président. Mais cela n’explique pas complètement comment le système peut s’effondrer en novembre, selon les craintes de Gellman.

Effectivement, en novembre les États-Unis auront un gros problème, et ce problème peut être divisé en deux parties. La première partie, dont Gellman se préoccupe le plus dans son article, réside dans le fait qu’il y a des problèmes causés par Trump et son parti que seul le pouvoir politique, et non pas la loi, peut régler.

Gellman avertit que si l’adversaire de Trump ne l’écrase pas aux isoloirs, l’élection va presque certainement se transformer en élection disputée. Et étant donné les circonstances, il est probable que non seulement une, mais plusieurs crises constitutionnelles adviendront de cela. Dans un de multiples scénarios qui pourraient se dérouler ensuite, jusqu’à trois personnes pourraient se prétendre comme nouveau président (Donald Trump, Joe Biden, et même Nancy Pelosi, la cheffe de la Chambre des Représentants) avec au cœur de la controverse les millions de votes par correspondance que la COVID-19 a rendu plus importants que jamais.

Ces voix ont tendance à arriver plus tard que les autres, et il faut plus de temps pour les traiter et pour les compter. Il est donc fort probable que ce processus ne s’achèvera que plusieurs semaines après la fin de l’élection. Pour cette raison, le lent comptage de ce type de voix crée assez souvent une brève illusion de victoire des Républicains (une « red mirage »), suivie d’une vague tardive de voix en faveur des candidats Démocrates (un « blue shift »). Trump le sait, et c’est pourquoi il a déclamé si fréquemment ces derniers mois contre cette méthode de vote, contre cette “grande manigance” orchestrée par les Démocrates, ou encore cette “fraude électorale massive” visant à déstabiliser la démocratie américaine. Peu importe si de nombreuses études ont montré que ses déclarations sont fausses : dès lors que Trump aura des doutes sur les résultats, Gellman et bien d’autres observateurs croient qu’elles vont fournir la base pour sa revendication de la victoire. En tentant de miner la légitimité du processus électoral normal de ce pays, Trump crée les conditions pour sa victoire.

Mais si les résultats de l’élection s’avèrent indécis en novembre, le pays disposera d’une période de deux mois seulement pour faire face à toutes les crises que cela pourrait engendrer, jusqu’à la passation de pouvoir en janvier 2021. Gellman pense que même le droit ne pourra pas régler l’ensemble de ces crises. Mais que restera-t-il ?

Selon Gellman, c’est la force pure et simple. Le seul précédent pour une telle situation vient de l’élection présidentielle de 1877, quand l’atmosphère tendue d’une nation encore convalescente d’une guerre civile s’est transformée en menace militaire. Ce n’est guère encourageant. Mais « si nos institutions politiques ne réussissent pas à produire un président légitime, et si Trump maintient cet impasse jusqu’à l’arrivée de la nouvelle année, la candidate du chaos et le chef de l’armée seront une seule et même personne », insiste Gellman.

Aux armes, citoyens

Il est impossible de savoir avec certitude si Trump est réellement prêt à profiter de la violence afin de rester au pouvoir. Mais c’est malheureusement une question de plus en plus importante pour beaucoup d’Américains. Malgré ses nombreuses erreurs, Trump n’a pas semblé hésité quand il a fallu ordonner à l’armée de faire disperser des manifestants devant la Maison Blanche. Il est également incontestable que le président américain a toujours tergiversé en tentant d’expliquer son soutien aux suprémacistes blancs.

Ces mouvements existent depuis longtemps aux États-Unis, mais la présidence de Trump les a galvanisés : lors de son débat télévisé avec Biden début d’octobre, Trump a en effet sommé l’un de ces groupes de « se tenir prêt » en cas d’ingérence gauchiste dans l’élection. Mais outre la rhétorique martiale du président, les milices droitistes ont particulièrement pris leur essor ces derniers mois, et ils sont plus dangereux que jamais. Certains sont même convaincus qu’une seconde guerre civile américaine est imminente, ou est déjà en cours.

Ils ne sont pas seuls. C’est en fait la seconde partie du problème de l’Amérique : elle est de plus en plus polarisée, ses idéologies sont de plus en plus radicales, et sa population est de plus en plus prête à accepter la violence. Selon une étude récente, deux électeurs sur trois croient que les États-Unis sont au bord d’une seconde guerre civile. Cela peut paraître improbable, particulièrement à l’aune des troubles des années 60 et 70, maintenant passés et résolus depuis longtemps. Mais ce qui est même plus perturbant est le fait qu’un Américain sur trois pense désormais que la violence pourrait être un moyen légitime pour atteindre les objectifs de son parti préféré, et qu’un Américain sur cinq est prêt à préconiser la violence si le candidat qu’il soutient semble perdre l’élection.

La proportion d’Américains qui éprouvent ces sentiments a grimpé ces dernières années – mais elle a atteint un pic cet été, quand la mort de George Floyd, l’intensification de la COVID-19 et l’arrivée d’une récession historique aux États-Unis laissaient le pays dans un énorme désarroi. Plusieurs experts américains, en plus de débattre si l’Amérique pourrait être considérée dès lors comme un état en déliquescence (un « failed state »), se demandaient si le pays pouvait connaître une forte vague de violence politique. En juin, le Global Centre for the Responsibility to Protect (GCR2P) a tiré un signal d’alarme en classant les États-Unis comme un endroit où il y a un fort risque d’attaque contre des civils, au même titre que la Syrie, l’Irak et le Soudan.

Près de la moitié des électeurs doutent de la fiabilité du résultat des élections. Et plus de la moitié craint que l’élection puisse déclencher des actes de violences partisanes. Rien d’étonnant, donc, que l’expression « coup d’État » ait déjà commencé à imprégner la société américaine. Les Démocrates et leurs partisans pensent que Trump met en péril la démocratie américaine, et que sa réélection ne peut être qu’illégitime ; les militants du parti Républicain, eux, semblent croire exactement l’inverse. Nourris par Fox News et d’autres médias conservateurs, beaucoup d’électeurs de droite agitent l’épouvantail d’une « révolution colorée » menée par Biden et une cabale anti-américaine de « gauchistes radicaux » et d’agents de « l’État profond ».

Pour cette raison, même si Trump quitte la Maison Blanche, même si une transition de pouvoir s’achève sans violence, il est loin d’être sûr que les États-Unis s’en sortiront sans séquelle. Si les résultats de l’élection ne sont pas complètement acceptés, le ressentiment que cela pourrait provoquer chez une partie de la population pourrait également avoir des conséquences nuisibles, voire explosives, à long terme. Environ 25% d’Américains ont voté pour Trump en 2016. Que passera-t-il dans les prochaines années si un pourcentage similaire reste convaincu que le nouveau président est arrivé au pouvoir par un coup d’État ?

Un avenir imprévisible

Toutes ces questions sont autant pertinentes pour les dirigeants européens (et il faut mentionner aussi que le Kremlin s’intéresse beaucoup à la fracturation de son ancien adversaire). Tout comme la normalité n’existe plus dans les relations transatlantiques, la normalité n’existe pas dans cette élection américaine.

Certes, personne ne sait dans quelle mesure l’élection va bouleverser les États-Unis. On ne peut que deviner ses conséquences [2]. Mais une chose est sûre : un pays qui se sent de plus en plus en guerre contre lui-même ne peut plus revendiquer si facilement la couronne du « leader » du monde libre, comme l’Amérique d’antan le faisait. A moins de 10 jours du scrutin, l’Occident semble prêt à franchir le Rubicon – et les Européens doivent réfléchir sérieusement à ce qu’ils peuvent faire sur l’autre rive.

[1] : Dû en grande partie à ses efforts de remanier sciemment de centaines des circonscriptions électorales à son avantage pendant la dernière dizaine d’années, plus d’un cinquième de la population américaine est représenté aujourd’hui par le parti Républicain – un parti qui n’a pas gagné la majorité des voix.

[2] : En plus de ce que j’ai déjà décrit, les actions d’hommes et de femmes politiques élus auront un grand impact aussi – particulièrement s’ils ajoutent une nouvelle juge conservatrice à la Cour Suprême avant la conclusion de l’élection.

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