#DemocracyUnderPressure

« Mon journal a été assassiné »

András Dési a été pendant 26 ans rédacteur-en-chef du Népszabadság, le principal quotidien de Hongrie

, par Madelaine Pitt, traduit par Théo Boucart

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« Mon journal a été assassiné »
András Dési a travaillé comme journaliste dans plusieurs pays. Il a notamment été correspondant à Paris du Népszabadság. Crédit : Gábor Féjer

Dans cet entretien exclusif réalisé par Madelaine Pitt, András Dési, l’ancien rédacteur-en-chef du quotidien critique du gouvernement Népszabadság, évoque les conditions de la fermeture de son journal, la liberté de la presse dans la Hongrie de Viktor Orbán, et une certaine complicité des Hongrois dans cette dérive autoritaire. Un article de notre série « Democracy under pressure ».

« Pöttyös Kávézó » semblait être un endroit comme un autre pour parler de la fermeture soudaine du plus grand quotidien de Hongrie par le gouvernement à tendances autoritaires. Discrètement situé au coin d’une rue, dans une banlieue verdoyante de Budapest, ce minuscule café étalait fièrement sa terrasse, munie de tables bancales en bois recouvrant un trottoir peu fréquenté. Il proposait également toute une gamme de smoothies aux parfums étonnants.

L’auvent jaune vif, abritant une clientèle majoritairement locale, composée d’adolescents bavardant et d’un groupe d’hommes d’affaire en costumes, était quelque peu superflu, puisque les grands immeubles résidentiels tout autour nous protégeaient du soleil intense de cette fin d’été chaud typiquement hongrois. La circulation des voitures et l’exubérance de la cour de récréation d’une école primaire toute proche créait un chahut sourd et agréable.

Je n’ai pas pu m’empêcher, pendant un bref instant, de me demander si András avait choisi cet endroit car il était extrêmement improbable que nous y soyons écoutés. Peut-être était-ce tout simplement plus pratique.

Incapable de me libérer de ce sentiment de gêne, provenant du fait que je menais un projet journalistique dans un pays qui réprime le journalisme, j’ai commandé un de ces curieux smoothies et j’ai, dans un premier temps, laissé mon enregistreur vocal dans ma poche.

Quand il est arrivé avec son terrier, András Dési m’a semblé grand, à la voix douce, chaleureux bien qu’énigmatique. Il s’exprimait également dans un anglais excellent. Nous nous sommes serré la main et, après avoir fait des commentaires admiratifs sur son chien et l’avoir persuadé qu’offrir un café à 550 forints était la moindre des choses que je puisse faire pour le remercier d’avoir pris le temps de me rencontrer, nous sommes rapidement allés au vif du sujet : la liberté de la presse en Hongrie. Ou plutôt, son inexistence.

« Le gouvernement hongrois dénature considérablement les médias, mais ce n’est pas systématiquement évident » selon András. « Il faut distinguer ce qui est ‘libre’ et ce qui est ‘indépendant’. Si l’Etat achète des encarts publicitaires dans votre média, même s’il n’est pas contrôlé par celui-ci, vous êtes compromis. L’État est l’autorité la plus active du pays dans la publicité. Si vous comptez la publicité des entreprises publiques, alors quasiment tout provient de l’Etat, en particulier dans la presse politique. Les entreprises privées se tiennent à distance car elles ne veulent pas être perçues comme étant de mèche avec des médias qui pourraient être hostiles au gouvernement. Elles craignent des représailles ».

La liberté de la presse a été le premier domaine visé par l’actuelle administration hongroise fraîchement mise en place en 2010 et dirigée par l’autoritaire Viktor Orbán. Reposant sur une « supermajorité » des deux-tiers au Parlement, le Fidesz d’Orbán a pu passer une « loi des médias » dotant le gouvernement de pouvoirs étendus pour contrôler les médias d’information. Une autorité nationale des médias et de l’infocommunication a été créée à cet effet. Un titre très bureaucratique qui cache le fait qu’elle est entièrement dirigée par des sbires d’Orbán. Depuis lors, 80% des médias sont sous forte influence du gouvernement, quand ils ne sont pas sous son contrôle total. Comment l’expliquer ?

« En partie à cause du fait que les Hongrois se fichent de la liberté de la presse » regrette András. « Pour le comprendre, il faut se pencher sur les origines du changement politique dans ce pays. En Hongrie, la transition après la chute du Communisme s’est faite en douceur, sans grande pression populaire. Dans d’autres pays, comme en Allemagne de l’Est, les citoyens ont dû se battre beaucoup plus pour obtenir le changement. En Hongrie, il n’y a pas eu de réelle éducation à la démocratie ».

Quelque peu hésitante, consciente que j’abordais un sujet sensible, je lui ai demandé ce qui était arrivé à son propre journal. La teneur de la conversation a brusquement changé, glissant du factuel vers le personnel. « C’est une triste histoire » dit-il d’un rictus forcé, détournant pour la première fois son regard de moi pour regarder la rue. « C’était il y a trois ans et c’est toujours douloureux. C’était aussi brutal qu’un assassinat, car c’en était un ».

« En 2016 on nous a dit que nous devions changer de bureaux. Arrivés vendredi après-midi, nous avions tout rangé dans nos cartons, prêts à déménager le samedi. Le lendemain matin à 9h, je me trouvais au supermarché lorsque j’ai reçu un appel d’un collègue qui m’a dit ‘écoute, j’ai une mauvaise nouvelle’. Il était si sérieux que je lui ai demandé ‘qui est mort ?’ Il m’a répondu ‘Népszabadság’ ».

András a fait une pause, comme pour donner de l’effet à ce qu’il venait de dire, ces yeux bleus perçants étincelant un instant. « On s’est vite rendu compte que le déménagement n’était qu’un leurre pour détourner notre attention et ainsi fermer les bureaux. Le propriétaire et les gérants ont suspendu la publication papier et numérique ; une suspension qui est devenue permanente ».

J’ai siroté mon smoothie et décidé qu’il ne fallait surtout pas mélanger les kiwis et les carottes. J’ai demandé à András ce qu’il s’était passé en coulisses.

« Je n’ai pas de preuves » a-t-il admis, « mais je sais que le propriétaire, le directeur commercial et les principaux actionnaires du Népszabadság ont rencontré le premier ministre en juin 2016. Je suppose que le gouvernement voulait initialement racheter le quotidien, mais qu’il ne correspondait pas au reste de l’empire médiatique d’Orbán. Je pense que le propriétaire de la maison d’édition aurait été prêt à vendre pour un bon prix, mais au lieu de cela, on lui a dit de ‘prendre soin’ du journal. On a tous vu des films sur la mafia, on sait ce que ça veut dire quand on dit à un individu de ‘prendre soin’ de quelqu’un ».

Une mobylette bruyante est passé dans la rue en vrombissant, les hommes d’affaire attablés à côté de nous ont écrasé leurs mégots de cigarettes et sont partis. J’attendais, suspendue aux lèvres d’András, pressentant qu’il allait m’en dire plus sur lui-même lorsqu’il jugerait le temps venu. Près de son coude, son café à peine bu refroidissait pendant qu’il réfléchissait.

« Népszabadság était un journal de gauche libérale, ce qui gênait le gouvernement. Nous avions une petite équipe de journalistes d’investigation dévoués qui ont révélé une série de scandales de corruption, impliquant des fonctionnaires hauts placés. Lorsque nous avons publié ces reportages, ils se sont répandus comme une traînée de poudre. Népszabadság était un quotidien national à large diffusion et respecté. Sa fermeture était inquiétante, très inquiétante. Et a envoyé un message menaçant aux autres médias.

Et concernant l’avenir ? J’ai mentionné le fait que je trouvais inadéquate la réaction de l’Union européenne à la crise de plus en plus profonde en Hongrie. Malgré le vote du Parlement européen pour déclencher l’article 7 (du Traité sur l’Union européenne ndt), un mécanisme destiné à punir un pays qui ne respecte pas les valeurs de l’UE et à le remettre sur le droit chemin, la situation de la liberté de la presse n’a pas arrêté d’empirer.

« Ce n’est pas à l’UE, ou à quelqu’un d’autre, de changer le cours des choses » a répondu András. « C’est aux Hongrois d’élire un nouveau gouvernement ».

Je n’ai pas pu m’empêcher de l’interrompre, « mais n’est-ce pas d’autant plus compliqué d’élire un nouveau gouvernement si les gens ont des difficultés à trouver une information correcte, provenant de différentes sources indépendantes ? »

András haussa les épaules : « Beaucoup de gens ont pensé qu’après deux mandats, le régime allait relâcher son emprise. Ça a été l’inverse. Nous nous apercevons qu’Orbán veut garder le pouvoir jusqu’en 2030 au moins et que le gouvernement en veut toujours plus. Mais un jour, ils s’apercevront qu’ils ne peuvent pas tout contrôler et que quelque chose est en train de bouillir, et de bouillir sous la surface. En Hongrie, on a survécu à d’autres dictatures et autocraties : les Ottomans, les Habsbourg, les Nazis et les Communistes. Nous survivrons à celle-ci. L’assise économique de ce régime est forte, et ils ont les médias. Mais tôt ou tard, quelque chose va se passer.

En attendant, mes compatriotes tolèrent ce régime car il leur garantit la stabilité. Tout changement peut compromettre cette stabilité et avoir des conséquences tragiques. Alors pour l’instant la Hongrie opte pour la stabilité. »

Notre discussion se termine ainsi, de manière tout à fait naturelle. András s’est levé et a fini son café. Je me suis levée à mon tour. J’admirais son courage et je m’inquiétais pour son pays. Il m’a serré une nouvelle fois la main et a souri.

« Je le soutiendrais si c’était le cas », me dit-il « mais j’espère que mon fils ne deviendra pas journaliste ».

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