Europa.ch : On vous a beaucoup appelé le « super négociateur ». La situation est-elle si désespérée que seul un super-héros puisse la débloquer ?
La situation n’est pas désespérée. La Suisse va bien et même mieux que la plupart de ses voisins. C’est vrai que nous nous trouvons dans une période de défis à tous points de vue – les réfugiés, le Brexit, etc. Mais la Terre va continuer de tourner, il ne faut pas dramatiser. Je ne sais pas d’où me vient l’étiquette de super-négociateur, pas de moi en tout cas. Nous travaillons en équipe sur la base des instructions du Conseil fédéral et je suis surtout là pour renforcer la coordination entre les différentes instances compétentes et faciliter le dialogue avec l’Union européenne.
Cela fait plus de trente ans que vous travaillez au sein du corps diplomatique du DFAE [2]. Qu’est-ce qui a changé ?
Il y a trente ans, il y avait nettement moins de dossiers sur lesquels les diplomates étaient amenés à travailler qu’aujourd’hui.
Les thèmes tels que l’aide au développement ou certains autres très techniques sont monnaie courante aujourd’hui alors qu’ils n’étaient guère à l’ordre du jour des travaux des diplomates. L’autre chose qui a beaucoup évolué, c’est l’interaction entre les postes et la centrale. Dans les deux sens. Les ministres se rencontrent régulièrement dans des enceintes internationales, ils se connaissent, ils peuvent se téléphoner, ce qui, il y a cinquante ans était beaucoup plus rare. Et puis, à l’inverse, les postes, peuvent être très impliqués dans le processus de décision qui dépend des politiques. Il y a trente ans, c’était beaucoup plus formel et rigide.
« Croire que l’on peut renoncer à la libre circulation des personnes sans que cela n’ait aucun impact sur nos relations avec l’UE n’est pas réaliste »
Le 9 février 2014 a plongé la Suisse dans une grande incertitude juridique. En tant qu’ancien représentant suisse auprès des institutions de l’Union européenne (vous l’avez été de 2007 à 2012), comment l’avez-vous vécu ?
Avant le 9 février, le Conseil fédéral avait averti des conséquences d’un « oui » à l’initiative. L’immigration européenne en Suisse est importante et a des répercussions que l’on ne peut nier. Cela crée un malaise dans certaines régions dont il faut prendre acte et auquel il faut remédier. Cependant, croire que l’on peut renoncer à la libre circulation des personnes sans que cela n’ait aucun impact sur nos relations avec l’Union européenne n’est simplement pas réaliste.
A la suite de ce vote, vous avez été nommé négociateur en chef auprès de l’Union européenne. Qu’est-ce qui est négocié en ce moment ?
On cherche une solution agréée avec l’UE dans le domaine de la libre circulation des personnes. Liée à cet objectif, il y a aussi la ratification du protocole d’extension de la libre circulation à la Croatie qui doit avoir lieu du côté suisse d’ici au 9 février 2017. Ceci est la condition pour continuer à collaborer en matière de recherche et pour reprendre le dialogue concernant le programme d’éducation et de formation Erasmus+. Nous voulons que nos jeunes puissent continuer à bénéficier de ces échanges internationaux entre Européens. Je pense toutefois que la coopération dans la recherche est encore plus importante qu’Erasmus qui a pu être compensé par d’autres mesures. En sortant du réseau de la recherche, on s’expose à un appauvrissement de la Suisse au niveau intellectuel.
Dans le but justement de sauver les programmes que vous mentionnez, le Conseil fédéral a annoncé le 4 mars sa volonté de ratifier le protocole d’extension de la libre circulation des personnes avec la Croatie. Cependant, il a également annoncé vouloir mettre en place une clause de sauvegarde unilatérale si aucun accord avec l’UE ne devait être trouvé. Pourquoi faire un pas en avant, puis immédiatement deux en arrière ?
Je conçois que cela ne soit pas très facile à comprendre. Ce sont tous des pas en avant, mais pas tous sur les mêmes rails. Tout d’abord, la clause de sauvegarde unilatérale : la Constitution impose, sur la base de la volonté populaire, que nous ayons une solution en place d’ici à février 2017. Pour ce faire, le dernier moment pour présenter un projet de loi au Parlement était mars 2016. A cette date, et en l’absence d’une solution négociée avec l’Union, il ne restait pas d’autre choix que de présenter une solution non négociée, à savoir une solution unilatérale. Ainsi, cette clause unilatérale est due au délai et non à l’expression de ce que nous préférons. Le Conseil fédéral a toutefois annoncé très clairement que notre priorité était toujours d’arriver à trouver une solution concertée avec l’UE.
Pensez-vous qu’il pourrait n’y avoir aucune solution avant la fin du délai fixé au 9 février 2017 ?
Oui. Si le gouvernement n’arrive pas à un accord avec l’UE, le Parlement pourrait adopter la clause de sauvegarde unilatérale ou d’autres mesures. En revanche, si nous arrivons à trouver cet été une solution raisonnable avec l’UE et à convaincre une majorité au Parlement du bien-fondé de celle-ci, alors je pense que la clause de sauvegarde unilatérale pourra être remplacée par cette solution. Elle aura été agréée au préalable par l’Union et présentée aux deux Chambres sous la forme d’un message complémentaire à l’automne. Ainsi, nous aurions un projet de loi eurocompatible d’ici à la fin de l’année. On serait certes un peu en décalage au niveau des délais référendaires, mais je pense qu’il serait alors possible de ne pas introduire des contingents par ordonnance au mois de février et d’attendre le résultat d’un vote qui pourrait avoir lieu au printemps 2017.
Au printemps 2017 déjà ?
Peut-être. Je dirais qu’il y a une fenêtre d’opportunité qui va s’ouvrir fin juin 2016 – s’il n’y a pas de Brexit. C’est bien sûr un énorme défi, car cela veut dire que l’on doit régler en quelques semaines des problèmes qui n’ont pas pu être réglés jusqu’à présent. Le défi est colossal, les difficultés sont importantes et les positions parfois très éloignées. Ceci implique une forte volonté politique des deux parties… et en tant que diplomates, nous sommes là pour relever des défis et essayer de trouver des solutions là où de prime abord il n’y en a pas beaucoup.
Revenons à la clause de sauvegarde. Si j’ai bien compris, cela pourrait accélérer un peu le processus en Suisse. Mais vous avez dit aussi que ce qui est très important en ce moment, ce sont les négociations avec l’UE. Or, la clause unilatérale n’a pas été très appréciée à Bruxelles. Ne risque-t-on pas d’amoindrir nos chances d’aboutir à un accord avec l’UE avec une telle proposition ?
Il est vrai que l’UE n’était pas enchantée. Cependant, il faut aussi que l’UE sache que cela aura des conséquences si nous ne trouvons pas de solutions. En effet, la Constitution prévoit aujourd’hui l’introduction de contingents par voie d’ordonnance s’il n’y a pas de solution en place d’ici février 2017. En outre, nous avons fait tout un travail d’explication au niveau européen, en soulignant que la priorité pour la Suisse est d’arriver à trouver une solution agréée par les deux parties.
L’impasse créée par le 9 février n’est pas le seul défi de la voie bilatérale, puisqu’un accord-cadre sur les questions institutionnelles est demandé depuis plusieurs années par l’UE. Est-ce qu’un accord est encore possible ?
Je pense que oui, pour autant qu’il y ait une vraie volonté politique. Beaucoup de travail a déjà été fait sur le dossier institutionnel. J’aimerais le remettre dans son contexte. Il s’agit de mécanismes devant permettre aux accords d’accès au marché de mieux fonctionner et donc à terme de renforcer la voie bilatérale. Ainsi, son champ d’application est limité aux seuls accords d’accès au marché. L’UE est prête à nous accorder l’accès au marché pour autant que l’on respecte les mêmes règles et que nos acteurs économiques soient sur un pied d’égalité et soumis à la même discipline que les acteurs européens. Cela signifie que les accords Suisse-UE dans le domaine du marché intérieur sont basés essentiellement sur le droit pertinent de l’UE (acquis) et partiellement sur un droit suisse reconnu équivalent. Il faut en outre que les accords évoluent parallèlement au développement du droit de l’UE : c’est ce qu’on appelle la reprise dynamique du droit de l’UE, par décision commune des parties. Ensuite, il faut qu’il soit interprété de la même manière et que l’on sache quoi faire en cas de différend. Sur tous ces points, les trois quarts du travail sont fait. Il ne reste que deux aspects importants encore ouverts : le règlement des différends et les conséquences d’un différend persistant. Il s’agit désormais de questions qui dépendent de la volonté politique des parties.
« Les nouveaux développements du droit de l’UE (…) réduisent peu à peu la portée de nos accords »
On a toujours l’impression que c’est l’UE qui demande cet accord. La Suisse en a-t-elle aussi besoin ?
C’est la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey qui a poussé l’idée d’un accord-cadre à l’époque, parce que nous souhaitions, du côté suisse, stabiliser nos relations avec l’UE. En effet, le Conseil de l’UE a plusieurs fois affirmé la nécessité de trouver avec la Suisse de nouveaux mécanismes institutionnels pour résoudre différents problèmes dans l’application des accords d’accès au marché, notamment l’accord de libre circulation des personnes, les Comités mixtes ne parvenant pas à régler ces problèmes. L’UE a subordonné la conclusion de nouveaux accords d’accès au marché et le développement des accords existants à la conclusion d’un accord institutionnel. La Suisse et l’UE ont alors entrepris des discussions suivies de négociations sur les aspects institutionnels des accords d’accès au marché. Les gens s’imaginent souvent que le statu quo est possible. Or, chaque jour de nouveaux développements du droit de l’UE dans les domaines de nos accords réduisent peu à peu la portée de nos accords d’accès au marché et provoquent une érosion de ceux-ci.
A vous entendre, la Suisse s’oriente vers une plus grande intégration juridique au niveau européen sans pour autant avoir voix au chapitre…
Un des buts de l’accord institutionnel est précisément de permettre à la Suisse de s’exprimer sur le développement du droit de l’UE dans les domaines de ses accords d’accès au marché. Elle participera à la comitologie de la Commission où les experts suisses seraient entendus et joueraient un rôle. Il est vrai qu’elle ne participerait pas aux décisions, mais elle participerait à l’élaboration des réglementations qui la concernent. La voie bilatérale que nous avons et que nous voulons consolider avec les négociations actuellement en cours, donne donc voix au chapitre à la Suisse.
Pour revenir au vote du 9 février 2014, y a-t-il une chance que l’on sorte renforcés de la crise qui en est issue ?
Si l’on parvient à un accord sur les questions institutionnelles, on aura un cadre qui permettra de dynamiser la voie bilatérale. Nous pourrons alors non seulement mettre à jour les accords existants, mais aussi conclure de nouveaux accords. Cela ouvre un potentiel très intéressant de possibilités pour la Suisse et son économie. Pour le Conseil fédéral, l’objectif dans les négociations actuelles est donc d’une part de mieux maîtriser l’immigration, mais d’autre part aussi de consolider et développer la voie bilatérale.
Mais vous voyez des pistes pour pouvoir y arriver…
Bien sûr qu’il existe des perspectives de développer les relations entre la Suisse et l’UE dans les années qui viennent, mais il faut d’abord qu’on arrive rapidement à régler ces deux dossiers ouverts – libre circulation et questions institutionnelles. J’aimerais terminer sur une note positive. Il est vrai que les problèmes sont réels, que la situation est complexe, mais il est aussi vrai qu’il y a un réel intérêt du côté de l’UE d’améliorer le cadre de ses relations avec la Suisse. Notre pays est un partenaire important sur le plan commercial et économique. Il y a plus de 300 000 frontaliers qui viennent tous les jours en Suisse, le commerce entre la Suisse et l’UE dépasse 1 milliard de francs par jour ouvrable. Cela se traduit par une ouverture au dialogue des deux côtés et une disponibilité à chercher ensemble des solutions qui soient réalistes. C’est le côté encourageant : il existe un chemin, très difficile certes, mais un chemin tout de même.
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