L’aube d’une crise incompréhensible...mais prévisible ?
13 janvier 2021, dix-huit heures. Matteo Renzi, leader d’un petit parti de la coalition gouvernementale, Italia Viva, annonce en conférence de presse, la démission immédiate de trois de ses membres présents au gouvernement, Teresa Bellanova ( Agriculture), Elena Bonetti ( Egalité des chances) et Ivan Scalfarotto, (secrétaire d’Etat aux affaires étrangères). Un silence déconcerté tombe dans la salle au fur et à mesure que Renzi justifie sa décision drastique, s’attaquant théâtralement au Premier Ministre, Giuseppe Conte, qu’il qualifie avec désinvolture de “blessure démocratique”. Ne pesant apparemment pas ses mots, il se dit néanmoins prêt à dialoguer avec le Président du Conseil, qu’il vient d’accuser de “vouloir les pleins pouvoirs”, pour trouver une solution. La rupture est toutefois consumée et elle ne cessera de se creuser.
Avec ce geste surprenant, le leader d’Italia Viva, fait ainsi sombrer dans le chaos la coalition singulière qu’il avait lui même formée en août 2019, entre le centre gauche guidé par le Parti Démocrate (PD), dont il était le leader à l’époque, et la force anti-système du Mouvement 5 Étoiles. Étiqueté comme “irresponsable” pour avoir déclenché une “crise incompréhensible” aux conséquences imprévues, Matteo Renzi est pourtant loin d’avoir perdu sa lucidité.
Ce fin tacticien préparait, au contraire, depuis bien longtemps son coup de maître, reporté par la crise du COVID 19. S’éloignant, à peine quelques semaines après la formation du gouvernement, du Parti Démocrate, trop à gauche pour sa sensibilité politique, Renzi rêvait en 2019 de le vider de sa substance comme Macron l’a fait avec le Parti Socialiste. Son projet de présenter son nouveau parti , Italia Viva, comme la principale référence centriste a pourtant échoué et Renzi a été éclipsé par la forte popularité du Premier Ministre italien, Giuseppe Conte. Ce dernier a en effet su conquérir la confiance des Italiens grâce à sa gestion solide de la pandémie, jugée par l’opinion publique italienne plus performante que celle de la plupart des leaders européens, ainsi qu’à son plaidoyer réussi en faveur du plan de relance européen.
La décision de Matteo Renzi est donc en premier lieu l’affirmation spectaculaire de sa volonté de peser au sein du paysage politique du Bel Paese, une démonstration de force d’autant plus paradoxale que son parti, déterminant au Parlement avec ses 17 sénateurs, stagne autour de 2% dans les intentions de vote. Les faiblesses pointées dans la gestion de Giuseppe Conte sont néanmoins loin d’être uniquement des considérations personnelles ; elles sont bien plus la manifestation d’un malaise latent de toute une partie de la coalition. Gestion de la crise par le Ministère de l’Education, excès de décrets présidentiels, marginalisation du rôle du Parlement dans la prise de décision et notamment dans l’élaboration du Plan de relance, censé permettre à l’Italie de sortir de la grave crise économique qui la frappe. Autant de critiques restées jusque là relativement silencieuses, par peur de rompre le fragile équilibre sur lequel reposait une coalition pleine de contradictions internes, ont tout d’un coup fait surface, impitoyablement exposées par le leader d’Italia Viva .
Derrière la crise politique...une lutte acharnée pour le pouvoir
Si Renzi semble avoir le mérite, sans cesse revendiqué, d’avoir contraint la majorité gouvernementale à se confronter avec le manque manifeste d’un projet commun, l’absence d’une unité politique n’est en réalité qu’un prétexte ; l’objet de la crise qu’il a ouverte est en premier lieu le pouvoir, beaucoup plus que la politique. Cette dernière s’est de fait rapidement estompée au profit d’un conflit personnel entre Matteo Renzi et Giuseppe Conte, les désaccords portant sur ceux qui devaient prendre les décisions plus encore que sur les contenus de ces choix.
Aucun des deux hommes forts ne pouvant cohabiter avec l’autre, chacun a fait son pari. Le Premier ministre italien, autour duquel le reste de la coalition s’est resserrée, a misé sur la possibilité de reconstruire une majorité sans Italia Viva ; le leader de cette dernière, en revanche, a parié sur le fait que, privé de son appui, Giuseppe Conte tomberait. C’est cette dernière prévision qui s’est finalement révélée être la bonne : le chef du gouvernement n’est pas parvenu à remplacer numériquement les membres d’Italia Viva au Parlement par un rassemblement de forces “libérales, pro-européennes, populaires et socialistes”. Il est finalement contraint de démissionner le 26 janvier, non sans tenter, désespérément, de renouer le dialogue avec Matteo Renzi. Ce dernier, qui a cyniquement observé “l’avocat du peuple” s’engouffrer dans une chasse aux “responsables” sans issue, remet sur la table tous les sujets les plus clivants pour faire sauter définitivement les négociations. “Cela faisait des jours que nous apercevions une lumière au bout du tunnel : finalement ce n’était pas celle de la fin du tunnel, mais celle du train” résume le directeur du quotidien italien La Repubblica.
Super Mario, sauveur d’une Italie au bord de l’abîme
Dans le moment le plus sombre, le 4 février, le Président de la République confie, pourtant, avec un vrai coup de génie, à "la plus éminente réserve de la République”, Mario Draghi , la charge de former un nouvel exécutif, des élections étant inenvisageables en pleine émergence sanitaire, économique et sociale. L’ancien président de la BCE, immédiatement rebaptisé “Super Mario”par la presse italienne, est accueilli triomphalement par un pays fatigué, en profonde détresse. Depuis une semaine, le “sauveur de la patrie” occupe en permanence la Une des grands journaux transalpins, où l’on retrace sans cesse sa carrière extraordinaire, de son doctorat en économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT) à la Présidence de la BCE, en passant par ses années comme Gouverneur de la Banque d’Italie.
Les défis qu’il relève en acceptant de guider l’Italie s’annoncent monumentaux, deux en particulier : accélérer la campagne vaccinale et réécrire le projet du Bel Paese qui aura pour but de répartir les 209 milliards d’euros que l’UE lui destiné dans le cadre du plan de relance européen, dont l’Italie est la principale bénéficiaire. Cette démonstration de confiance de l’UE constitue, de fait, le dernier levier possible pour redresser un pays exsangue, fatigué d’être la lanterne rouge de la zone euro par croissance et par dette.
Si quelqu’un peut réussir dans cet exploit, c’est sans doute l’ancien directeur de la Banque Centrale. Le chroniqueur de Bloomberg Ferdinando Giuliano a d’ailleurs écrit que Draghi “a les qualités nécessaires pour sortir l’Italie du chaos : une profonde compréhension des problèmes économiques de son pays et de la zone euro, du courage, de l’intelligence politique”. Son arrivée à déjà fait son effet ; les partis ont soudainement interrompu leur spectacle déplorable pour s’aligner promptement derrière le nouveau Président du Conseil. Ils étaient prêts à poser des centaines de conditions en échange de leur appui, un tour de consultation leur a suffi pour se ranger sans réserve derrière la ligne de Mario Draghi.
La métamorphose des partis souhaitant participer à son gouvernement de “solidarité nationale” a été spectaculaire. Le Mouvement 5 Étoiles, qui le qualifiait avec mépris d’ “apôtre des élites” alors qu’il dirigeait la BCE, a peut-être franchi la dernière étape de son institutionnalisation, de parti antisystème et populiste à parti responsable et pro-européen, au prix d’une éventuelle scission. La passion pour l’UE semble avoir également atteint le leader de la Ligue, l’extrême droite italienne, ce qui est de loin le basculement le plus extraordinaire. Frappé par la voix de...Bruxelles, Matteo Salvini déclare maintenant avoir “ les mains, le coeur, les pieds et le cerveau en Europe’’, alors que son parti siège régulièrement aux côtés de Alternative für Deutschland et du Rassemblement National au Parlement européen. Plus prosaïquement, cette conversion lui a été imposée par des nombreux industriels du Nord, désireux de voir leur parti participer à la planification de l’Italie des prochaines décennies et surtout, à la répartition des 209 milliards d’euro que l’UE lui a destinés.
Mario Draghi bénéficie ainsi du soutien de l’ensemble de l’échiquier politique, à l’exception des post-fascistes de Frères d’Italie . Que ce soit par réelle conviction ou simple opportunisme, cela importe peu au nouveau Président du Conseil. Le gouvernement de salut public qu’il a esquissé a comme priorité l’investissement dans les infrastructures, les jeunes et la recherche. Il sera ouvertement atlantiste mais surtout, fortement pro-européen, l’ancien chef de la Banque Centrale étant un interlocuteur d’envergure pour Bruxelles.
“Le gouvernement des meilleurs”, symptôme d’une démocratie malade
Ce cabinet “de haut niveau” que Draghi a assemblé est composé principalement de politiciens de tous bords politiques, mais les experts de confiance du Président occupent tous les postes clés. L’Italie a ainsi été, encore une fois, rescapée du bord du précipice par un homme fort, une personnalité à laquelle elle s’attache désespérément. Ce n’est pas non plus la première fois qu’elle est gouvernée par des technocrates chargés de prendre la place des politiciens élus.. Olivier Tosseri a écrit à ce propos sur Les Échos qu’en Italie “ la politique est une chose trop sérieuse pour la confier à des politiciens lorsqu’une crise dramatique éclate.” Ce constat, quoique tout à fait lucide, est terriblement inquiétant.
L’ incapacité du système politique à résoudre une crise qu’il a lui-même ouverte est mise en sourdine, ensevelie sous la pluie d’éloges faits à Mario Draghi, mais elle pose un sérieux problème démocratique. Derrière l’exaltation constante de la “compétence”, de ce “gouvernement des meilleurs”, se cache la faillite totale de la classe politique italienne, qui a été de fait actée. Avec l’ intervention des technocrates, « l’espace démocratique italien se réduit un peu plus encore », écrit Norma Ranghieri sur Il Manifesto, car un gouvernement d’experts est d’abord le symptôme d’une démocratie en mauvaise santé. D’autant plus qu’en Italie, les technocrates semblent alterner avec les populistes. Le Mouvement 5 Étoiles, la force prépondérante au Parlement, est d’ailleurs l’expression directe d’un malaise monté à partir de 2011, sous le gouvernement d’experts du professeur universitaire Mario Monti.
Draghi maître du destin de l’Italie...dans l’attente de la politique ?
L’ancien gouverneur de la Banque d’Italie semble avoir balayé la démagogie et le souverainisme avec sa grande coalition pro-européenne. Pour l’instant. Beaucoup dépendra des choix et des résultats de son gouvernement, notamment en matière de réduction des inégalités, jamais aussi criantes en Italie.Un passage obligé pour Mario Draghi, qui doit composer avec une majorité allant de la gauche progressiste à l’extrême droite xénophobe, mais dont la réussite dépendra essentiellement de sa volonté. Le projet du nouveau Premier Ministre, ainsi que toute décision qu’il prendra, seront en effet éminemment politiques. “Le plus politicien des technocrates” jettera de fait les bases de l’Italie des trente prochaines années, notamment au travers de l’élaboration du plan de relance, en étroite collaboration avec les Ministères de l’Economie, de la Transition énergétique, de la Transition numérique et de l’Éducation, tous gérés par des experts de confiance.
Pour reprendre les mots du directeur de L’Espresso, Marco Damilano, “les politiciens ont laissé la représentation du changement aux technocrates, chargés de reconstruire, prévenir et soigner...dans l’attente de la politique”. Dans l’espoir que, cette fois, elle sera enfin capable de marcher toute seule.
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