Souveraineté, autonomie stratégique, attachement sans faille au multilatéralisme, compétitivité européenne, autant de termes qui parcourent les conclusions du dernier Conseil européen du 26 juin. Un vocabulaire fort sur lequel les vingt-sept États membres s’engagent à faire de l’Europe un acteur mondial libre et autonome. Néanmoins, dans les coulisses, c’est la panique au sein des capitales européennes. Les États membres sont prêts à capituler en acceptant des accords asymétriques avec les États-Unis, de peur de potentiellement perdre individuellement des parts d’exportation vers le marché américain.
Capituler plutôt que de risquer de perdre…
En 2021, près de 140 pays sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) s’étaient engagés à mettre en place un seuil minimal d’imposition de 15% pour les grandes entreprises, afin de lutter contre l’évasion fiscale des multinationales. Un accord historique, surtout lorsque l’on sait que, parmi les cent entreprises les plus valorisées au monde, soixante-deux sont basées aux États-Unis. Le 26 juin dernier, la Maison Blanche a obtenu du G7 (France, États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Japon, Italie et Canada) l’accord de ne pas appliquer les règles auxquelles elle avait souscrit, certes sous la présidence de Joe Biden. C’est désormais l’accord tout entier qui est en danger. Si Donald Trump n’a cessé de critiquer l’accord de l’OCDE depuis sa réélection, les pays du G7, dont les Européens, se sont pliés à la volonté des États-Unis de ne pas suivre les mêmes règles que les autres, et certainement pas celles de l’Union européenne, puisque l’impôt mondial sur les multinationales est en vigueur en Europe depuis le 1er janvier 2024.
Et la douche froide ne s’arrête pas là. Quelques jours après ce revers, le journal Politico révèle que les États membres ont également enterré l’idée d’instaurer une taxe sur les grandes entreprises du numérique comme Apple, Meta ou X, qui leur avait été suggérée par la Commission européenne en mai dernier dans le cadre de la préparation du prochain cadre financier pluriannuel 2028-2034. Les Européens ont cherché à apaiser le locataire de la Maison Blanche en proposant, entre autres, d’acheter des équipements militaires américains pour l’Ukraine pour une valeur de dix milliards d’euros plutôt que d’ accomplir le même objectif en investissant dans l’industrie d’armement européenne. Ils lui ont aussi promis d’augmenter les importations de gaz de schistes américains, dont l’extraction est extrêmement polluante, vers l’Europe.
… et finalement perdre
La stratégie de la Commission européenne, validée par la majorité des États membres qui, en vertu des traités, lui confient un mandat pour négocier les accords commerciaux, fut celle d’amadouer et flatter Donald Trump plutôt que d’instaurer le rapport de force. Prenant peur de voir Donald Trump appliquer des tarifs douaniers prohibitifs sur les biens européens, les capitales européennes ont préféré multiplier les renoncements à l’avance de la date limite d’un accord commercial fixé au 1 août, plutôt que de répliquer par des mesures de rétorsion.
La vaste majorité des États membres voulaient à tout prix éviter un “no deal” avec les États-Unis. Pari remporté puisque le 27 juillet, la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le Président américain Donald Trump ont annoncé en grande pompe un accord commercial entre les deux blocs. Un accord pourtant asymétrique puisque les États-Unis vont imposer des tarifs douaniers d’en moyenne 15% sur les importations européennes, sans réciprocité de la part de l’UE. Les contre-mesures tarifaires européennes envisagées, d’une valeur 93 milliards d’euros, ne s’appliqueront donc pas sur les biens américains. Les analyses diffèrent pour qualifier l’accord commercial tantôt de “mauvais” tantôt de “bon car ayant évité le pire”. La plupart s’accordent toutefois à dire qu’il s’agit au moins sur le plan politique, du fait des droits de douane asymétriques, d’un très mauvais signal pour la vision d’une Europe forte et unie.
Car comment expliquer du point de vue de la théorie des négociations internationales, que le Royaume-Uni, un marché de 68 millions de consommateurs, obtienne des droits de douane plus avantageux, 10% sur ses exportations aux États-Unis, alors que le marché européen, comptant 450 millions de consommateurs, doit se résoudre à subir 15% de droits de douane sur ses exportations outre-Atlantique ? Pour les partisans d’une sécession avec l’UE, l’accord leur donne du grain à moudre.
Alors, comment expliquer le marasme de ces deux négociations UE-États-Unis ? Par l’individualisme des États membres, prêts à défendre leurs intérêts nationaux face à de potentiels droits de douane au risque de fragiliser l’Europe dans son ensemble : l’Allemagne a plié pour continuer d’exporter ses voitures, la Pologne pour conserver les troupes américaines sur son sol, l’Irlande pour l’exportation de médicaments, la France et l’Italie pour l’exportation de leurs spiritueux et produits de luxe. L’intérêt européen a disparu.
Une capitulation annoncée des États-nations européens face au retour des empires (États-Unis, Chine, Russie jadis URSS) qu’Altiero Spinelli avait déjà annoncé dans son Manifeste des fédéralistes européens… en 1957.
L’Europe est trop petite pour ne pas s’unir en une fédération
Dans le Manifeste des fédéralistes européens, Altiero Spinelli dévoile son projet et la nécessité d’une Europe fédérale comme réponse nécessaire aux défis historiques et contemporains du continent. Selon lui, les États-nations, héritiers des nationalismes, ont montré leurs limites en produisant les deux guerres mondiales et leurs atrocités, et en constituant un obstacle à la paix et à la prospérité en Europe.
Les carences des États-nations dans les domaines économique et commercial sont toujours d’actualité : ils sont inadaptés aux réalités économiques modernes, entravent la réalisation pleine du marché unique en raison de la non-coordination des politiques économiques et des législations nationales disparates, et manquent de solidarité économique entre eux face aux défis globaux que peut représenter la politique commerciale agressive de Donald Trump.
Dans le manifeste des fédéralistes, Spinelli expose la dépendance économique et politique de l’Europe : “quand ils traitent avec les grandes puissances mondiales, les États de l’Europe croient être encore de grandes puissances. En réalité, ils sont les protectorats plus ou moins autonomes d’une des grandes puissances, tantôt dociles, tantôt agités, capables peut-être, dans des circonstances déterminées, de faire parfois un double jeu et de passer d’un camp à l’autre, mais toujours irrémédiablement dépendants.” (Manifeste des fédéralistes européens, 1957, Presse fédéraliste, éd. du 30 janvier 2013, p. 36).
Surtout, l’Europe se retrouve trop petite pour ne pas s’unir face à l’appétit des puissances anciennes ou nouvelles de dimension continentale. Spinelli écrit : “l’humanité tend aujourd’hui à s’organiser en grandes communautés politiques de dimensions continentales, fondées chacune sur une civilisation commune, tantôt plurimillénaire, tantôt toute jeune. Les États-Unis d’Amérique et l’Union soviétique [aujourd’hui Fédération de Russie] ne sont autre chose que les premières communautés de ce type, qui ont atteint le niveau de grandes puissances mondiales. En Asie, la Chine et l’Inde se relèvent d’un passé d’humiliation et de sujétion, et tentent, elles aussi, de devenir des communautés politiques, sources de civilisation. Les Européens se trouvent à un carrefour décisif de leur histoire, et doivent choisir entre devenir eux aussi un peuple, pour continuer sous cette forme la plus féconde des civilisations humaines, et conserver le régime périmé des souverainetés nationales, se transformant alors en appendices politiques, culturels et économiques d’autres civilisations, d’autres peuples. Dans ce dernier cas, il n’y aurait plus en fait d’espérance de renouveau pour les nations d’Europe aujourd’hui réduites en servitude, et une même ruine menacerait celles qui sont encore libres.” (ibid. p. 40).
Ainsi, dans la pensée de Spinelli, la création d’une fédération européenne, qu’il dénomme États-Unis d’Europe, est la seule réponse appropriée aux défis historiques du continent. Cette fédération vise à unifier les peuples européens par un pacte irrévocable, où les affaires publiques spécifiques à chaque nation seraient gérées par les États nationaux, tandis que les affaires communes seraient gérées par la fédération. Spinelli souligne que cette fédération ne serait pas une simple ligue d’État, mais une entité où la fédération et les États membres auraient des compétences souveraines dans des domaines spécifiques, chacun disposant des institutions et des moyens nécessaires pour prendre et exécuter des décisions de manière indépendante. Le socle de cette communauté fédérale et des États fédérés résiderait dans le citoyen, instaurant ainsi une citoyenneté européenne commune.
Dans le détail Spinelli précise que les fonctions qui doivent être transférées des États membres à la fédération sont le “pouvoir de décider et d’agir en tout ce qui touche la création d’une économie commune, l’instauration d’une justice et d’une sécurité sociales communes, les rapports avec les autres peuples du monde, la défense commune contre le danger d’agression“. Le respect des droits fondamentaux et de l’État de droit, en tant que base commune de l’idée de communauté réunissant tous les citoyens européens, serait également de la responsabilité du gouvernement fédéral. Les autres compétences resteraient du ressort des États et des entités territoriales inférieures. (ibid. p.40-41).
Selon la formule du poète latin Ovide, Principiis obsta ! Une fois que l’on cède sur le principe, une faiblesse en entraîne invariablement une autre, et c’est ainsi que se délitent les fondements de nos valeurs et de notre intégrité.
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