L’éloge du post-nationalisme constitue, parmi les partisans d’une Europe fédérale, une véritable constante. Énoncée comme la finalité principale du processus de construction européenne, conçue comme le moteur de sa dynamique d’élargissement et d’intégration, perçue comme l’unique idéal d’un siècle ayant vu émerger l’espoir d’une gouvernance mondiale, l’issue post-nationale serait l’objet de toutes nos attentions et la finalité de tous nos efforts. Faisant face aux dogmes du repli sur soi, à l’orgueil nationaliste caché sous un patriotisme masquant son véritable nom, contre les défiances des hommes de courte vue et des politiques de l’entre-soi, une idéologie contraire, une doctrine diamétralement opposée serait la fin ultime de toute action pro-européenne. Un triomphe contre les fantômes eurosceptiques, qui, n’ayant certes de véritablement sceptiques que le nom, sont en vérité les plus farouches ennemis de cette tâche d’unité, voilà ce pour quoi nous nous efforcerions d’œuvrer, au nom et pour ce principe supérieur de la conscience post-nationale dont nous nous faisons nous-mêmes les hérauts. C’est pour cet idéal, pour lui d’abord, au nom de ce principe et pour cette gloire de l’idée à laquelle nous nous honorons de croire, que la construction fédérale parviendrait un jour à son terme, et alors notre fierté n’en serait que plus grande, notre combat que plus victorieux.
Arrêtons là, laissons l’épique de côté…
La politique dogmatique mène la bonne volonté aux catastrophes ; elle transforme la joie en radicalisme, la modération passionnée en extrémisme qui s’ignore ; l’altruisme en aveuglement.
Car enfin, enthousiastes pour l’Europe, ne le sommes-nous que pour la grâce du post-nationalisme ? Est-ce là le cœur de l’argumentaire qui nous pousse à la défendre, est-ce là l’idéal qui forme son cœur, les raisons chères au nôtre ?
500 millions d’êtres humains, voilà ce qui compte en Europe.
Passons la frontière allemande, italienne, espagnole. Parlons aux hommes et aux femmes. Écoutons leurs difficultés, comprenons-les – les langues s’apprennent si bien dès lors que des conversations s’engagent ! Alors nos rencontres nous montreront surement les liens qui nous unissent à eux, à ces étrangers d’Europe qui n’en sont pas ; ces liens n’ont rien de métaphysique, rien d’ethnique ou de religieux, ils ne sont qu’humains, et pourraient se tisser avec n’importe quels autres hommes de n’importe où ailleurs sur Terre. Ils ne diffèrent en rien de ceux que nous lierons avec les hommes et les femmes de votre propre pays, sinon que ceux-ci demanderont plus d’attention que ceux-là, et que l’enrichissement en sera plus grand encore.
Alors, au premier rire partagé avec ces hommes d’ailleurs, posons-nous en conscience les questions qui suivent : Voulons-nous nous entraider ? Voulons-nous mettre notre énergie en commun, nous qui vivons parfois plus près l’un de l’autre que certains de nos concitoyens nationaux vivant à l’autre bout de notre territoire ? Est-ce que, même si nous ne parlons pas le même idiome, nous ne voudrions pas faire l’effort de nous entendre ?
Nul homme raisonnable ne répondra non à ces quelques questions. Croire son pays supérieur aux autres, ou en tous cas confondre la nécessité de l’organisation politique séculaire d’un espace géographique donné avec une sorte d’immanence, de transcendance de l’appartenance à ce qui n’est qu’un État, c’est-à-dire un corps souverain, voilà l’irrationnel et l’aveuglement dans le nationalisme. La métaphysique de l’identité nationale est un peu fantaisiste, parce qu’elle occulte la valeur de siècles d’une culture multiple pour calmer certaines angoisses. La nationalité, la citoyenneté n’ont rien que de très humain, rien que de très pratique ; elles sont effectivement indispensables, mais pas essentielles au sens philosophique. Si des villes s’organisent en provinces, et des provinces en États, c’est par nécessité, non par destin ; si des traditions émergent, des richesses se créent, des arts se développent, c’est par le travail des hommes, non par l’œuvre d’un hypothétique génie national ; et si la souveraineté se partage, à quelque échelle que ce soit, c’est parce que l’individualisme a cela de différent de l’égoïsme qu’il est aussi conscience d’autrui.
Posons-nous un instant. Ne sommes-nous pas là, justement, en train de redémontrer la pertinence du post-nationalisme ?
Certes il faut rejeter fondamentalement tout attachement déraisonnable à une prétendue souveraineté dont on oublie trop souvent qu’elle n’est qu’un partage, qu’une mutualisation à plus ou moins grande échelle, c’est-à-dire à des niveaux de compromis différents, de l’autorité du peuple ; mais il faut surtout s’opposer au nationalisme parce qu’il est une idéologie pure – et irrationnelle – transférée dans l’espace public.
De ce fait, mettre en avant une idéologie qui en soit l’antithèse, entendons par là le post-nationalisme, n’a pas beaucoup de sens ; las d’opposer les chimères entre elles, il faut montrer les vraies raisons d’une démarche qui apparaît effectivement comme étant post-nationale, mais ne l’est pas par dogmatisme, et n’a pas nécessité à s’en réclamer. Tout comme l’athéisme n’est pas une religion, le dépassement du nationalisme idéologique ne saurait être une idéologie.
Il faut reposer les trois questions que nous évoquions plus tôt.
Parce qu’elles sont le vrai sens de notre Europe, et qu’elles sont aussi ce que tout un chacun doit percevoir ; car l’immense majorité des Européens n’est pas intéressée par le post-nationalisme ; nul doute en revanche que ces arguments de raison la convaincraient de la pertinence du choix fédéral. Au lieu de cela, les fanions agités par les partisans du nationalisme rencontrent d’autres fanions portés par d’autres partisans de l’idée inverse… Mais la fin en est incertaine, et les peurs agitées par les premiers ont une force de conviction hélas assez singulière.
Que croyez-vous qu’il se produirait, pourtant, si quelqu’un osait monter sur le devant de la scène, et dire : Nous sommes voisins, nous sommes tous des hommes, la paix est un fait désormais assuré, les frontières ne sont plus et rien ne nous sépare plus qu’un peu de bonne volonté – travaillons ensemble ?
Il y a là, plus qu’une excellente manière de convaincre qui n’a que valeur démagogique, le fond de l’évidence européenne.
Une génération est née après Maastricht. Elle doit se saisir de cette évidence. Pourtant, sous le coup de diverses crises, l’Europe chancelle comme jamais.
La question européenne devrait avoir cela de grand et de simple qu’elle se passerait d’idéologie ; l’espace que le continent constitue, riche, démocratique, pacifié, est propre à ce que les hommes comprennent que les frontières ne sont que des édifices de droit, et non des directeurs de conscience.
Le meilleur modèle, à mon sens, ce sont les États-Unis d’Europe de Hugo ; le meilleur texte jamais écrit sur la question européenne, son discours au Congrès de la paix. Hugo fut interrompu à de nombreuses reprises par les acclamations d’une assemblée pour qui la paix en Europe n’était encore qu’un simple espoir. L’humanité et le raisonnable frappent, et convainquent. Nulle part dans ce discours-là, du reste, il n’était question de post-nationalisme, idéologie pas encore conçue ; et si ceux qui défendent ardemment et en premier lieu le post-nationalisme de notre temps ne se trompent en rien sur les arguments, gardons-nous d’oublier que ce n’est point l’idéologie qu’il faut faire valoir, mais ce que nous apprend notre réflexion. Aimons les idées, et laissons de côté les bannières. Vivre pour l’idéologie est souvent vain, parfois dangereux ; l’irrationnel est tout proche, lorsque le chemin de la pensée s’arrête devant la muraille du dogme qu’on a soi-même bâtie. Pourquoi personne, dans l’espace public européen d’aujourd’hui, n’ose-t-il élever la voix selon les mots du grand écrivain du Congrès de la paix, prononcer ces évidences qui convaincront surement ? Mais certes la chose est difficile.
Enfin ! il y a deux siècles et demi, cet homme avait déjà tout résumé…
« Dans notre vieille Europe, l’Angleterre a fait le premier pas, et par son exemple séculaire elle a dit aux peuples : Vous êtes libres. La France a fait le second pas, et elle a dit aux peuples : Vous êtes souverains. Maintenant faisons le troisième pas, et tous ensemble, France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Italie, Europe, Amérique, disons aux peuples : Vous êtes frères ! » Voilà ce qui compte, au fond. Soyons Européens, non par idéologie, mais par fraternité.
1. Le 21 mai 2014 à 13:50, par Ferghane Azihari En réponse à : Paraphrase sur les États-Unis d’Europe
Un article très intéressant même si je ne suis pas en accord avec la définition attribuée à l’idéologie, ici confondu avec le dogme.
Évidemment, fonder le politique sur un dogme est dangereux. Parce que là où la Cité se doit d’avoir un fondement transpartisan, universel dirait-on pour s’élever au-dessus des intérêts et préférences de chacun, le dogme échappe par définition au contrôle de la raison et ne peut prétendre à l’universalité nécessaire pour fonder le vivre-ensemble sans créer de rapports de domination entre ceux qui le partagent et ceux qui ne le partagent pas.
Mais il semble que l’idéologie, si elle peut être dogmatique, peut également ne pas l’être lorsqu’elle se fonde sur la raison. Et c’est bien ce que fait le post-nationalisme, une philosophie qui revient aux fondamentaux du contrat social en énonçant que la liberté, notion universelle, doit être le seul fondement du vivre-ensemble indépendamment de l’irrationalité irrédentiste propre aux dogmes nationalistes qui vont à l’encontre même de l’idée d’universel.
Le post-nationalisme comme toute idéologie fondée sur la raison, n’est pas une fin en soi. Ce n’est qu’un vulgaire outil au service de la liberté et de l’universel, les mêmes principes que l’auteur semble vouloir défendre par pragmatisme.
2. Le 21 mai 2014 à 15:32, par François Hublet En réponse à : Paraphrase sur les États-Unis d’Europe
... pas par pragmatisme, mais justement pour un idéal plus grand ! Le pragmatisme, c’est aussi un outil, ça ne se défend pas ;) L’idée de cet article, c’est qu’il ne saurait être un argument. En ce qui concerne la possible confusion idéologie/dogme, j’entends que j’ai pu utiliser l’un pour l’autre. Cependant, en fouillant un peu, j’ai retrouvé ça : « L’idéologie est exactement ce qu’elle prétend être : la logique d’une idée » (Arendt). C’est cela que je comprends comme "idéologie" ici ; une idée ne suffit pas, un a priori non plus, il faut des idées par milliers et des raisonnements, et je suis convaincu que la confusion existe, et que certains (ni moi ni vous) la commettent aussi parmi les pro-européens, se trompant de cause à défendre en quelque sorte. Mais c’est toujours le problème, vieux comme le langage, de la définition : on peut être d’accord sur le fond et donner des noms différents à des phénomènes semblables...
3. Le 21 mai 2014 à 21:04, par Jean-Luc Lefèvre En réponse à : Paraphrase sur les États-Unis d’Europe
De l’idéologie et du dogme...La nuance est toute jésuitique. Pour ma part, l’idéologie est une construction intellectuelle dès l’instant où elle prétend être, parmi d’autres, une représentation du monde. Mais aussi une représentation exclusive, seule conforme à la Vérité. Quelle différence alors avec un dogme ? aucune ! ni dans la lettre, no dans l’esprit. Des dogmes ont tué, des idéologies aussi. La fraternité, aussi, est idéologie, mais elle n’a jamais tué. C’est ce qui fait d’elle et un dogme et une idéologie, la seule qui vaille.
4. Le 21 mai 2014 à 23:10, par François Hublet En réponse à : Paraphrase sur les États-Unis d’Europe
@Jean-Luc Lefèvre... superbe !
5. Le 22 mai 2014 à 10:37, par Ferghane Azihari En réponse à : Paraphrase sur les États-Unis d’Europe
Je ne pense pas que l’idéologie se dise toujours absolue.
Les pères fondateurs disaient eux-mêmes qu’un jour, le principe de communauté européenne serait dépassé...
6. Le 22 mai 2014 à 10:41, par Ferghane Azihari En réponse à : Paraphrase sur les États-Unis d’Europe
Et je vois mal comment on peut faire de la politique sans idéologie. Aujourd’hui le problème tient à ce que les gens ne savent plus pourquoi on fait l’Europe en ce qu’ils considèrent que le slogan « L’Europe c’est la paix » est dépassé.
Il y a bien un déficit idéologique. L’absence de vision, d’ambition, et de projet. C’est bien cela qui nourrit l’eurosceptiscisme. Ce n’est pas le discours de Marine le Pen.
7. Le 22 mai 2014 à 15:24, par Jean-Luc Lefèvre En réponse à : Paraphrase sur les États-Unis d’Europe
Idéologies ? Comment peut-on parler de « déficit idéologique » ? L’idéologie est partout, sous-jacente. Elle est tapie dans les salons de la Commission européenne quand elle s’associe aux travaux de la troïka dans l’Europe méditerranéenne. Elle est sous-jacente dans les propos de Montebourg et ses amis qui prônent un retour à Keynes. Elle transpire aussi dans le plaidoyer souverainiste de Dupont-Aignan...L’idéologie est partout, qui vise à rassurer, à créer ou recréer des appartenances quand les sociétés, comme la nôtre, se délitent. Ces valeurs dont se revendique Taurillon constituent aussi une idéologie. Et toutes, toutes, elles constituent une VISION, d’un PROJET en vue d’un mieux-vivre ! Tout cela en dépit et malgré leurs différences et, parfois, leur caractère contradictoire. Comment peut-on sous-entendre que certaines ne soient pas absolues ? Elles s’excluent toutes, toujours, dans la bouche de leurs apôtres ! Montebourg, jamais ne sera Adam Smith ! Le Pen ne sera jamais Hugo...Quand à leur caractère létal, je persiste et je signe : combien de morts dans les ateliers du XIXe siècle ? de suicides quand la troîka est passée ? quand bolchevisme et fascisme ont régné...???On me dira : le fédéralisme n’a pas tué ? A-t-il déjà vu le jour ? Le personnalisme de Mounier n’a pas tué ? lui a-t-on laissé le temps de se mettre en place ? Non, mille fois non ! plus d’Europe, c’est aussi MOINS d’idéologie ! Davantage de prose en compte des besoins des citoyens dans un monde qui change et les effraie. Plutôt que l’idéologie, la participation populaire plus fréquente, une classe politique qui descend de la tour d’ivoire de ses certitudes...Alors et alors seulement, l’Europe sera enthousiasmante. Pas besoin de l’idéologie pour cela !
8. Le 21 novembre 2015 à 09:31, par Lame En réponse à : Paraphrase sur les États-Unis d’Europe
L’éloge du post-nationalisme constitue, parmi les partisans d’une Europe fédérale, une véritable constante.
Je suis un partisan d’une fédération européenne et je laisse le post-nationalisme aux communistes et à Daech. Le post-nationalisme, c’est la négation de différences qui ne sont pas plus condamnables que les différences religieuses ou partisanes.
Le fédéralisme permet la concentration la politique européenne sur les intérêts communs des Européens, en permettant à chaque nation mettre de mettre en oeuvre une politique adaptée à ses particularités : situation différente, ressources différentes, problèmes différents, valeurs différentes , aspirations différentes.
Concentrer tous les pouvoirs dans les institutions européennes, c’est du centralisme, pas du fédéralisme. Or, le post-nationalisme vise simplement à fournir une justification à l’instauration d’un Etat européen unitaire.
à l’orgueil nationaliste caché sous un patriotisme masquant son véritable nom
Evitons l’amalgame entre patriotes et nationalistes, tout comme il faut éviter l’amalgame entre musulmans et islamistes.
les fantômes eurosceptiques, qui, n’ayant certes de véritablement sceptiques que le nom, sont en vérité les plus farouches ennemis de cette tâche d’unité,
N’assimilons pas toute critique des eurocrates au rejet du fédéralisme européen. Parmi les européistes, combien sont hostiles à une fédération européenne conçu au profit des Européens ? Combien militent en fait pour un Etat unitaire européen inféodé aux USA ?
Evitons l’amalgame entre eurosceptiques et isolationnistes. L’intégration européenne a besoin de démocratie, de tolérance et de conciliation, non d’un courant « atlantico-takfiriste ».
Passons la frontière allemande, italienne, espagnole. Parlons aux hommes et aux femmes. Écoutons leurs difficultés, comprenons-les – les langues s’apprennent si bien dès lors que des conversations s’engagent !
Je vois mal comment on peut apprendre si facilement la langue d’autrui en engageant une conversation vu qu’il faut d’abord connaître sa langue pour cela. Apprendre une langue n’est pas facile. Rien n’est facile.
Quant à leurs difficultés, je dirais qu’elles vont s’accroître quand l’UE, déjà très critiquable dans sa forme actuelle, sera devenu les « Etats-Unis d’Europe » tel qu’ils étaient imaginé par Victor Hugo. Un simple territoire sous la tutelle kritarchique du Grand Marché Transatlantique.
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