Pauline Adès-Mével : « l’impunité et la haine des journalistes croissent dans certaines régions d’Europe »

Interview diffusée dans l’émission « Place de l’Europe », animée par les Jeunes Européens - Strasbourg

, par Gwenn Taburet, Rémi Jabet, Théo Boucart

Pauline Adès-Mével : « l'impunité et la haine des journalistes croissent dans certaines régions d'Europe »
Pauline Adès-Mével. Crédit : Capture d’écran Youtube

ENTRETIEN. En cette journée internationale de la liberté de la presse, Pauline Adès-Mével, rédactrice-en-chef et porte-parole de Reporters sans frontières (RSF) a répondu aux questions de Théo Boucart pour l’émission Place de l’Europe, diffusée aujourd’hui sur RCF Alsace. L’occasion de revenir sur le dernier classement de la liberté de la presse réalisé par l’organisation et de pointer les multiples menaces qui pèsent sur le journalisme aux quatre coins de l’Europe.

Théo Boucart : Votre classement de 2021 sur la liberté de la presse dans le monde vient de sortir, une année forcément marquée par les mesures prises pour lutter contre la COVID-19. Pouvez-vous nous rappeler la méthodologie de ce classement et l’influence de celui-ci sur le débat public en Europe et dans le monde ?

Pauline Adès-Mével : Le degré de liberté dont jouissent les journalistes dans les 180 pays évalués par le classement de la liberté de la presse est déterminé grâce à la collecte de réponses d’experts à un questionnaire que nous proposons en fin d’année, au mois de septembre. A cette analyse qualitative s’ajoute un relevé quantitatif des violences commises contre les journalistes durant la période prise en compte, c’est-à-dire de septembre jusqu’à janvier, février, voire mars. Ces deux volets permettent d’établir un score et c’est celui-ci qui va être publié au mois d’avril, lorsque nous publions notre classement.

Les thématiques sur lesquelles porte le questionnaire sont diverses et remises à jour en fonction de l’évolution du journalisme. Nous comptons notamment le pluralisme médiatique, l’indépendance des médias, l’autocensure, l’environnement général, le cadre légal, la transparence et la qualité des infrastructures qui soutiennent la production de l’information. La méthodologie du classement permet d’évaluer les effets de l’ensemble des crises nombreuses qui affectent le journalisme. Aujourd’hui, celles-ci sont d’ordre géopolitique, technologique, démocratique – particulièrement visibles en Europe, de confiance – eu égard à la haine à l’encontre des journalistes, économique – un aspect de la crise qui n’a pas attendu la crise sanitaire. Cette dernière crise est du reste majeure en ce moment.

Nous étudions donc tout cela, ce qui nous permet de voir comment les pays ont réagi en matière de démocratie et de liberté de la presse face à toutes ces exactions qui sont commises.

TB : L’année dernière, vous rappeliez que l’Europe était le continent le plus favorable à la liberté de la presse, en dépit de nombreuses dérives observables dans les pays de l’Union européenne et des Balkans. Quels sont les pays dont la situation est la plus inquiétante ?

PAM : Malheureusement, de plus en plus de pays nous inquiètent, même si l’Europe reste le continent le plus favorable à la liberté de la presse, malgré cette dégradation. Si nous regardons la carte dans son ensemble, l’Europe s’est engagée de façon unie à lutter contre la pandémie de COVID-19. Pour autant, seuls trois pays – la Norvège, la Suède et la Finlande – peuvent se targuer d’avoir défendu avec la même vigueur la liberté de la presse cette année. Nous avons vu des atteintes diverses au droit à l’information dans plusieurs pays d’Europe, alors que nous savons que le droit à l’information est l’outil indispensable pour lutter contre le coronavirus en protégeant les citoyens des informations erronées.

En Hongrie, le premier ministre Viktor Orban a fait de son pays un véritable « contre-modèle » européen, en faisant passer une législation d’urgence en mars 2020 qui a changé de nom depuis, mais pas de portée, et qui continue de criminaliser la diffusion de « fausses informations » sur la pandémie, ainsi qu’à bloquer l’accès à l’information. De ce fait, les journalistes et leurs sources souffrent d’autocensure et s’interdisent de réaliser des reportages dans les hôpitaux. Encore récemment, en mars dernier, nous avons noté que plusieurs rédactions s’étaient heurtées à l’accès à l’information sur la maladie. Viktor Orban a réussi à mettre en place un contre-modèle et l’Union européenne ne prend pas des sanctions suffisamment fortes. Cela pose des problèmes car la manière décomplexée de la Hongrie d’affirmer le choix politique de réprimer la liberté de la presse et d’expression inspire d’autres États membres de l’UE ou candidats à l’adhésion. Les premières victimes de cette politique agressive sont les médias publics des pays voisins.

En Pologne, un pays qui ne cesse de dégringoler dans le classement depuis l’arrivée du PiS au pouvoir en 2015, nous constatons que la télévision publique polonaise (TVP) a été transformée en véritable organe de propagande gouvernementale, en parallèle à une tentative de « repolonisation » des médias. La Slovénie vit une situation similaire, elle qui a perdu quatre places depuis l’année dernière, même si elle demeure relativement bien classée. L’agence de presse STA a été victime de pressions.

Même chose dans les pays candidats à l’Union européenne : nous voyons comment le gouvernement albanais a pris le contrôle de chaînes indépendantes. Au Monténégro, des atteintes visent la télévision publique. L’illibéralisme hongrois qui continue d’asseoir sa domination au sein de l’UE fait des émules. Il y a vraiment un effet « boule de neige » qui est très inquiétant.

Pourtant, c’est bien la situation des médias en Bulgarie qui nous inquiète le plus, même si ce n’est pas le pays dont nous parlons le plus. C’est un pays classé 112ème sur 180 qui est la lanterne rouge de l’Union européenne depuis plusieurs années. Les quelques voix libres du pays souffrent d’intimidations, de violence et de campagnes de dénigrement d’une part, de pressions de l’État d’autre part. L’impunité y règne, des menaces de mort restent impunies et les crimes contre les journalistes ne sont pas vraiment condamnés. Nous voyons des journalistes interpellés et malmenés pendant des manifestations qui ont le plus grand mal à faire valoir leurs droits. Ceux qui enquêtent sur la corruption ne peuvent pas exercer dans des conditions normales.

L’homme qui symbolise cette tendance extrêmement autoritaire, le député Delyan Peevski, a certes vendu les médias qu’il possédait, son influence sur la presse reste considérablement problématique. La Bulgarie est un cas d’école de dégradation démocratique extrêmement important, un cas d’atteinte à l’État de droit qui reste impuni, avec des journalistes qui ne sont pas en capacité de travailler. Nous espérons que la transition à l’issue des élections législatives du mois d’avril va permettre d’avoir une coalition plus à l’écoute des valeurs démocratiques.

TB : Vous parlez justement de la Hongrie, la Pologne, la Slovénie et de la Bulgarie. Des pays qui ont connu des baisses significatives ces dernières années, ou qui sont déjà dans le bas du classement depuis longtemps. Cette dégradation est-elle imputable à la seule action des gouvernements ?

PAM : Non effectivement. Il y a un effet « boule de neige » qui n’est pas nécessairement lié aux gouvernements en place, même s’ils y contribuent. La Slovaquie fait figure de modèle régional et a fait des progrès depuis l’enquête sur l’assassinat du journaliste d’investigation Jan Kuciak en 2018. Le gouvernement slovaque a d’ailleurs une responsabilité particulière dans cet assassinat. Malheureusement, cette enquête n’a pas abouti et nous avons été consternés de voir que malgré le fait que deux auteurs de ce meurtre aient été condamnés, le ou les commanditaires – je pense au suspect principal, un homme d’affaire du nom de Marián Kočner – ne l’ont pas été. Cela reste un problème de justice et une tache dans l’histoire contemporaine de la Slovaquie. L’éphémère premier ministre Igor Matovič a promis des mesures pour lutter contre la corruption et a pris des engagements à l’égard de RSF pour que la liberté de la presse soit respectée. En attendant, la justice est indépendante et a décidé que les commanditaires supposés de l’assassinat ne devaient pas être condamnés.

Les gouvernements ne sont pas nécessairement responsables, mais nous voyons qu’en Pologne, le pouvoir noyaute les institutions, notamment la justice, leur permettant de s’en prendre à l’Etat de droit. Le Tribunal constitutionnel et les juges dans leur ensemble sont muselés, pressurisés et dans l’incapacité de faire leur travail librement. Nous l’avons vu encore récemment avec le médiateur polonais.

TB : Vous l’avez rappelé, les points d’inquiétude en Europe sont pléthore : rhétorique anti-médias, intimidation à l’égard des journalistes, menaces sur la pluralité médiatique, ingérences étatiques… Est-ce qu’une menace est particulièrement préoccupante selon vous ?

PAM : Oui, plusieurs menaces sont préoccupantes aujourd’hui et deviennent monnaie courante. J’en vois deux particulières cette année : l’impunité d’abord qui rend le métier de journaliste dangereux. Le fait qu’il y ait une absence de justice pour des crimes commis contre les journalistes, un problème que nous rencontrons notamment dans le Sud-Est de l’Europe. Cela a un effet délétère sur les journalistes et les pousse à l’autocensure.

Prenons l’exemple de Malte. Un seul homme a été condamné dans le cadre de l’assassinat de la journaliste Daphne Caruana Galizia en octobre 2017. Nous voyons que ce climat va contribuer à cet effet délétère et à l’autocensure. Nous l’avons vu aussi en Slovaquie avec le procès de l’assassinat de Jan Kuciak qui a finalement été marqué par l’acquittement de l’homme accusé d’avoir commandité le meurtre du journaliste. Nous le voyons également dans des pays candidats à l’Union européenne, comme la Serbie et le Monténégro, avec d’interminables procédures judiciaires qui contribuent à cette impunité. Souvenez-vous de l’assassinat de Slavko Curuvija assassiné en 1999. Nous avons espéré que les commanditaires seraient condamnés et malheureusement, la justice serbe a annulé en appel les condamnations, 21 ans après les faits. Il y a une chape de plomb sur l’assassinat de ce journaliste extrêmement imminent et connu. En Bulgarie, il est difficile pour des journalistes d’investigation de faire parler de ces agressions physiques. Ils sont nombreux à s’être fait agresser sans avoir trouvé de réponse ou de protection policière adéquate. Cette impunité menace les journalistes physiquement et mentalement, menant parfois à l’abandon de leur activité.

L’autre gros fléau qui menace la région est cette haine, cette incompréhension du journalisme. Aujourd’hui, il est devenu dangereux, partout en Europe, d’aller sur le terrain et notamment de couvrir des manifestations. Nous le voyons en Italie : des journalistes ont été agressés en lien avec la pandémie. Idem en Allemagne, un pays très bien classé mais qui est sorti de la zone blanche de notre classement de la liberté de la presse, la zone où elle est considérée comme « satisfaisante ». Des journalistes ont été agressés en lien avec la pandémie durant des rassemblements pour protester contre les mesures sanitaires. Des individus proches des mouvances extrémistes et complotistes s’en sont pris aux journalistes. En Grèce, un nombre élevé de journalistes ont été confrontés à des violences policières et des interpellations arbitraires alors qu’ils couvraient des situations relatives aux migrants.

En France, dont le classement reste inchangé par rapport à l’année dernière (34ème), nous avons vu ces mêmes atteintes durant les manifestations contre la loi sur la sécurité globale qui prévoyait de limiter la diffusion d’images de forces de l’ordre, avec une grande incompréhension sur ce qu’il y avait derrière ce projet de loi. En Espagne, nous avons aussi connu ces violences au moment du référendum sur l’indépendance de la Catalogne, où les journalistes étaient physiquement agressés par la population.

TB : Vous parlez justement de l’agression de journalistes durant des manifestations ou d’autres événements. Nous évoquons souvent l’influence des réseaux sociaux sur le journalisme actuel. Pour autant, peut-on les considérer comme des tenants de la liberté de la presse ou bien comme des catalyseurs de la violence à l’égard des journalistes ?

PAM : Les réseaux sociaux sont vraiment une partie du journalisme actuel et sont un catalyseur de violence. Le harcèlement en ligne est un phénomène qui se propage au niveau mondial et constitue l’une des pires menaces contre la liberté de la presse. La plupart des journalistes que nous interrogeons dans le cadre de nos rapports se voient contraints à l’autocensure pour faire face à ces vagues de violences. Nous n’imaginons pas l’impact que cela peut avoir sur eux.

Pendant cette pandémie, la presse joue un rôle crucial dans la diffusion d’informations fiables sur la COVID-19. A Reporters sans frontières, nous avons vu également une augmentation de cyberharcèlement sur tous les continents, notamment en Europe. Il faut également apporter des réponses. Il y a quelques années, nous notions déjà une augmentation de ce phénomène en Finlande et en Suède. Je pense que c’est probablement le seul point noir pour la Norvège cette année, un pays qui est à la tête du classement et où les médias et la liberté de la presse sont dans une situation excellente.

TB : Dernière question, que devrait faire l’Union européenne pour garantir la liberté de la presse sur le continent, selon vous ?

PAM : Comme nous l’avons évoqué, l’Europe reste le continent le plus favorable à la liberté de la presse, malgré l’augmentation des violences contre les journalistes. Toutefois, nous avons vu la difficulté de l’Union européenne d’agir et de mettre en place des mécanismes de protection assurant les libertés fondamentales. Aujourd’hui, il faut essayer de mettre un point final à cet effet domino et donc contrecarrer la mainmise sur les médias de régimes comme celui de Viktor Orban qui freine la liberté de la presse et surtout qui se répand ailleurs.

Ces dernières années, Reporters sans frontières a fait régulièrement des propositions pour faire en sorte que la liberté de la presse soit considérée comme une priorité par la nouvelle Commission européenne. Il faut absolument empêcher l’exportation du « modèle » hongrois et que les dirigeants européens, comme Věra Jourová, la commissaire aux Valeurs et à la Transparence, puissent tous dénoncer ce type de problème. Il est aujourd’hui déplorable de voir que des États membres bloquent la procédure de l’article 7 lancée contre la Hongrie pour violation des valeurs fondamentales, dont la liberté de la presse. Il est assez emblématique que la faiblesse de cette dernière ne figure pas parmi les conditions d’octroi des fonds européens dans le cadre du nouveau mécanisme sur l’État de droit.

Il reste donc pas mal de travail. Nous espérons que la présidence française de l’Union à partir de janvier 2022 permettra à la France de se faire le porte-voix de ces valeurs pour essayer d’avancer dans la bonne direction.

Retrouvez cette interview dans l’émission « Place de l’Europe » diffusée le 3 mai sur les ondes de RCF-Alsace, ainsi que sur Euradio. Chaque mois, le pôle médias des Jeunes Européens – Strasbourg intervient dans cette émission pour parler d’un grand enjeu de l’intégration européenne.

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