Paysage médiatique en Géorgie : entre pluralité et polarisation

Un article de la série « la liberté de la presse en Europe en 2020 »

, par Clara Ancibure

Paysage médiatique en Géorgie : entre pluralité et polarisation
La ville de Sighnaghi en Géorgie. Image : Svetlbel de Pixabay

Pont entre l’Europe et l’Asie, la République de Géorgie se situe au 60e rang du classement de la liberté de la presse, établi chaque année par l’ONG Reporters sans frontières (RSF). Le paysage médiatique de ce pays du Caucase est lié aux politiques des présidents qui se succèdent depuis la restauration de l’indépendance géorgienne suite à l’éclatement de l’URSS en 1991. L’époque Mikheil Saakachvili, démocrate pro-occidental, signe la multiplication des critiques contre l’uniformisation des médias et la soumission de la télévision au pouvoir. C’est ensuite au cours du mandat de Guiorgui Margvelachvili qu’éclate l’affaire de l’enlèvement d’un journaliste azerbaïdjanais en exil à Tbilissi.

Ancienne ambassadrice de France en Géorgie, Salomé Zourabichvili est élue à la présidence géorgienne en 2018. En décembre 2019, des critiques de la société civile et de l’opposition sont formées à la suite du recouvrement des dettes de plusieurs chaines géorgiennes par le ministère des Finances. Si le gouvernement a accepté le report des paiements dus par certaines chaines dont Rustavi 2, la pression financière s’est accentuée sur d’autres chaines. Dès lors, si ces dernières années le paysage médiatique a fait l’objet de réformes pour garantir la transparence de la propriété des médias et le pluralisme des bouquets satellitaires, il reste néanmoins menacé. Quel climat aujourd’hui pour la liberté de la presse géorgienne ?

Influence des patrons de presse et contrôle des contenus éditoriaux

En 2015, une manifestation s’est tenue dans la capitale géorgienne pour protester contre la tentative présumée du gouvernement de contrôler Roustavi 2, la chaine de télévision la plus populaire du pays, principale porte-voix de l’opposition politique et figure d’exception parmi les chaines pro-gouvernementales. Les manifestants accusaient les autorités de vouloir censurer les médias indépendants. Les élections parlementaires devant se tenir en 2016, le pouvoir en place aurait mis en place une campagne de pression afin de réduire au silence les médias à l’approche des élections. L’OSCE avait alors fait connaitre son inquiétude concernant les conséquences que cette situation pourrait entrainer sur le pluralisme des médias géorgiens.

Depuis sa création en 1994, la chaine Rustavi 2 a changé une vingtaine de fois de propriétaire et a souvent été l’objet d’une volonté de contrôle par les gouvernements successifs. En 2006, son propriétaire et homme d’affaires local, Kibar Khalvachi, la revend, d’après lui, sous la pression de l’ancien gouvernement de Mikheïl Saakachvili. Depuis cette date, Rustavi 2 serait proche du parti politique de Saakachvili, le Mouvement national uni.

La controverse sur la propriété de la chaine a pris un tournant judiciaire lorsqu’en 2017, la justice géorgienne ordonne la cession de la chaine à Kibar Khalvachi, un de ses anciens propriétaires. L’affaire a été présentée devant la Cour européenne des droits de l’Homme qui rejette, le 18 juillet 2019, les recours introduits contre le transfert de Rustavi 2. La cession de la chaine Rustavi 2 a alors pris un caractère effectif.

Certains craignaient les conséquences de ce changement de propriétaire pour le pluralisme du paysage audiovisuel géorgien, et la rédaction redoutait un revirement de la chaine en faveur du pouvoir. Ces craintes se sont confirmées lorsque, malgré ses promesses, le nouveau propriétaire a bouleversé la ligne éditoriale de la chaine. Une partie de la rédaction a alors démissionné pour se réunir autour d’une nouvelle chaîne créée par Nika Gvaramia, un des anciens propriétaires de Rustavi 2 et homme politique d’opposition. Cette nouvelle chaine, Mtavari Arkhi, inaugurée en septembre dernier, est favorable à l’opposition.

Malheureusement, Rustavi 2 ne fait pas figure d’exception dans les tentatives de contrôle des contenus éditoriaux. D’après Reporters sans frontières, "la télévision publique locale Adjara TV pâtit elle aussi des logiques partisanes". En septembre dernier, un nouveau directeur a été nommé et s’est rapidement vu accusé d’ingérence dans le travail de la rédaction. La directrice adjointe de la chaine, Natia Zoïdze, a démissionné en février dernier et dans un post Facebook, elle déclare que cette démission n’est pas volontaire mais le résultat d’un "processus politique". Selon RSF, en décembre 2019, la journaliste s’était plainte "des tentatives de chantage du nouveau directeur, Gueorgui Kokhreïdze, pour modifier la ligne éditoriale". L’organisation s’inquiète "d’un nouveau cas de pression politique qui menace le pluralisme et la liberté d’expression en Géorgie", et considère qu’à l’approche des élections législatives d’octobre 2020, l’indépendance et le pluralisme des médias sont "indispensables pour assurer la tenue d’un débat démocratique".

Membre du Conseil de l’Europe et partie prenante de la Convention européenne des droits de l’Homme, la République de Géorgie est aussi concernée par les violences policières contre les journalistes et professionnels des médias.

Des violences policières et menaces contre les journalistes

Les violences policières contre les journalistes sont encore d’actualité. Le 20 juin 2019, une trentaine de journalistes ont été blessés en marge d’une manifestation à Tbilissi contre l’intervention d’un député russe au parlement géorgien. La plupart a été touchée par des balles de caoutchouc tirées par la police, tandis que d’autres ont été violentés par les manifestants.

D’après Amnesty International, les journalistes étaient "clairement identifiables comme étant des journalistes tentant de couvrir les manifestations". L’ONG a demandé l’ouverture d’une enquête approfondie et indépendante concernant ces événements, de même que Reporters sans frontières (RSF) qui a exigé des explications quant à ces agressions et une renonciation à tout usage excessif de la force. L’OSCE a déploré cette violence envers les journalistes et a appelé les autorités à garantir la sécurité des journalistes et à faire la lumière sur tous les incidents. Des journalistes géorgiens se sont également réunis le 21 juin afin de réclamer justice pour leurs collègues victimes.

Par ailleurs, la Géorgie est marquée par une affaire non élucidée à ce jour et qui remet en question son rôle de refuge pour les journalistes et activistes des pays voisins.

Aucun résultat probant pour l’enquête sur l’enlèvement du journaliste exilé en Géorgie

En 2017, la Géorgie était classée 64e sur 180 pays au classement de la liberté de la presse, contre 162e pour son voisin azerbaïdjanais. Elle se présentait alors comme un refuge naturel pour les journalistes fuyant la répression et la guerre contre les voix critiques en Azerbaïdjan. Jusqu’à l’éclatement d’une affaire choquante mais dont l’enquête n’a abouti à aucun résultat probant à ce jour.

Exilé en Géorgie, le journaliste d’investigation et activiste azéri, Afgan Moukhtarly, a fui en 2014 la répression en Azerbaïdjan. Menant des enquêtes sur la corruption dans les hautes sphères azerbaïdjanaises, il a été enlevé le 29 mai 2017 à Tbilissi avant de réapparaitre dès le lendemain derrière les barreaux dans son pays d’origine. Reporters sans frontières (RSF) avait exigé des explications aux autorités géorgiennes ainsi que la libération du journaliste. À l’époque, le responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale s’était exprimé sur la gravité de la situation : "Que le journaliste ait été enlevé par un commando étranger ou que les forces de sécurité géorgiennes se soient rendues complices de la répression azerbaïdjanaise, il s’agit d’un incident grave qui ne saurait rester sans conséquences.”.

Le journaliste aurait été enlevé à son domicile avant d’être entrainé dans une voiture, sac sur la tête et battu. Ses ravisseurs lui auraient mis 10 000 euros dans les poches à la frontière azerbaïdjanaise afin qu’il soit inculpé pour "contrebande", "franchissement illégal de la frontière" et "refus d’obtempérer". Moukhtarly refuse ces trois accusations et affirme que ses ravisseurs étaient vêtus de l’uniforme de la police criminelle géorgienne. Avant son enlèvement, le journaliste exprimait déjà son inquiétude pour sa sécurité et celle d’autres dissidents exilés en Géorgie, et avait affirmé faire l’objet d’une surveillance étroite.

Exigeant des explications, les Géorgiens s’étaient rassemblés le 31 mai 2017 devant le siège du gouvernement dans la capitale géorgienne. Une enquête pour "séquestration illégale" ainsi que des discussions avec Bakou furent annoncées par le ministère de l’Intérieur géorgien.

En juin 2017, Reporters sans frontières (RSF) et 22 autres organisations de défense de la liberté de la presse et des droits de l’homme se sont adressés par écrit au Premier ministre géorgien pour demander le respect des engagements internationaux de la Géorgie ainsi qu’une enquête pour élucider l’affaire Moukhtarly. La Géorgie a ouvert une enquête pour "privation illégale de liberté" et limogé plusieurs officiels des services de sécurité géorgiens. D’après RSF, "des enregistrements de vidéosurveillance à proximité du lieu de l’enlèvement du journaliste […] ont mystérieusement été altérés". L’Union européenne est également intervenue dans l’affaire : en juin 2017, des eurodéputés ont formulé une résolution pour réclamer la libération du journaliste et l’abandon des poursuites.

Malgré une mobilisation de différents acteurs, le journaliste a été condamné par la justice azerbaïdjanaise en janvier 2018 à six ans de prison pour "contrebande", "franchissement illégal de la frontière" et "refus d’obtempérer aux forces de l’ordre". Selon RSF, il s’agit là d’un verdict "inique destiné à punir le journaliste et à intimider ses collègues".

Sources :

https://www.larousse.fr/encyclopedie/pays/Géorgie/121178

https://rsf.org/fr/georgie

https://lexpansion.lexpress.fr/actualites/1/actualite-economique/georgie-plusieurs-milliers-de-manifestants-pour-defendre-une-chaine-de-television_1728558.html

https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2010/02/19/01011-20100219FILWWW00453-liberte-de-la-presse-la-georgie-critiquee.php

https://rsf.org/fr/actualites/enlevement-dun-journaliste-azerbaidjanais-en-georgie-un-precedent-extremement-inquietant

https://rsf.org/fr/actualites/azerbaidjan-trois-mois-apres-son-enlevement-afgan-moukhtarly-croupit-en-prison

https://rsf.org/fr/actualites/afgan-moukhtarly-condamne-six-ans-de-prison-un-terrifiant-signal-envoye-aux-dissidents

https://rsf.org/fr/actualites/georgie-de-nombreux-journalistes-blesses-en-marge-dune-manifestation

https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2019/06/georgia-heavy-handed-police-response-calls-for-urgent-investigation/

https://rsf.org/fr/actualites/georgie-preserver-le-pluralisme-reduire-linfluence-des-patrons-de-presse-et-des-partis-politiques

https://www.coe.int/fr/web/media-freedom/detail-alert?p_p_id=sojdashboard_WAR_coesojportlet&p_p_lifecycle=2&p_p_cacheability=cacheLevelPage&p_p_col_id=column-1&p_p_col_count=1&_sojdashboard_WAR_coesojportlet_alertPK=50570386&_sojdashboard_WAR_coesojportlet_cmd=get_pdf_one

http://www.afri-ct.org/wp-content/uploads/2015/03/63-_Article_Kutubidze_Rouet_et_Vekua.pdf

https://rsf.org/fr/actualites/georgie-une-responsable-dune-chaine-publique-locale-demissionne-sous-la-pression

https://www.hrw.org/world-report/2020/country-chapters/georgia

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