Pollution, défense, libéralisation : les nouveaux enjeux de l’espace

Troisième partie de l’interview de Claudie Haigneré, ancienne ministre française et ancienne astronaute.

, par Jérôme Flury, Sophia Berrada, Théo Boucart

Pollution, défense, libéralisation : les nouveaux enjeux de l'espace

Claudie Haigneré, ancienne ministre française, ancienne astronaute et ex-membre de l’Agence spatiale européenne, a répondu aux questions du Taurillon au cours d’un grand entretien concernant les évolutions de la conquête spatiale, le travail de l’agence spatiale européenne et la place de l’Union européenne dans cette aventure. Découvrez ici la troisième partie de cet échange.

Le Taurillon : Dans l’espace, l’un des dangers est lié aux “constellations de satellites”. A l’instar de nombreux autres scientifiques, Eric Lagadec, le président de la société française d’astronomie et d’astrophysique, dénonçait le 8 avril dernier la pollution que constitue cette armée de satellites dans les observations du ciel réalisées par les astrophysiciens et astronomes avec les télescopes. Comment cette question est-elle traitée à l’ESA ? Comment serait-il possible, d’après-vous, de limiter cette pollution atmosphérique avec un trafic exponentiel du reste ?

Claudie Haigneré : Je n’ai pas tous les éléments de réponse. Au COPUOS (le comité spécifique pour une utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique, aux Nations unies), il y a d’importantes discussions sur la responsabilité des États, les comportements de ceux qui opèrent les lancements, le suivi et la surveillance des débris en coopération internationale. Ce thème de SSA (Space Situational Awareness) est au cœur de la soutenabilité de l’exploitation de l’espace.

Au-delà des régulations, des comportements de prévention, de l’anticipation par une surveillance active, il existe des solutions technologiques pour mieux gérer les orbites sur lesquelles sont placés tous ces satellites, pour contrôler leur mobilité et leur fin de vie qui se fait soit par désorbitation et destruction, soit par mise sur une orbite de garage. L’ESA y est très attentive et très active. Ce sujet est parmi les priorités de son agenda stratégique pour 2025.

La problématique de pollution lumineuse soulevée par la communauté des astrophysiciens, avec le développement exponentiel des méga-constellations en orbite, doit évidemment être tenu en compte. Je sais qu’Elon Musk a pris en compte le fait que Starlink pouvait créer ces perturbations. Il a mis des petits réflecteurs pour limiter la luminosité de ses satellites, je ne sais pas si cela est satisfaisant pour les observateurs du ciel. À cette perturbation s’ajoute le problème de la saturation des fréquences. C’est un sujet qui est au cœur aujourd’hui des décisions à prendre. L’espace paraissait sans limites, il faut aujourd’hui assurer avec responsabilité son occupation.

LT : L’espace est encombré de plus de 8000 tonnes de débris spatiaux qui peuvent aller du boulon de 10 mm de diamètre à un étage entier de fusée. En quoi sont-ils inquiétants ?

CH : C’est une problématique très importante. Quand on parle d’accès à l’espace, il s’agit le plus possible d’un accès en sécurité, sans rencontrer de débris car ça peut provoquer un syndrome de Kessler (quand un satellite en percute un autre et fait des milliers de débris).

Pendant la phase de vol dynamique du vaisseau Crew dragon qui emmenait l’équipage de Thomas Pesquet rejoindre ISS il y a quelques semaines, il y a eu une alerte pour le passage proche de leur vaisseau d’un débris orbital. L’équipage a dû se placer en situation d’urgence, modifier la trajectoire, et revêtir le scaphandre de protection contre une dépressurisation. Cela n’a été qu’une fausse alerte.

Ce qui est important, c’est d’essayer de ne pas faire de débris, et faire de la prévention. Il faut aussi surveiller et bien connaître les débris existants, quelle que soit leur taille. On connaît bien les débris de plus de dix centimètres mais c’est plus difficile pour les débris de taille inférieure à 1 centimètre, dont les impacts peuvent cependant être majeurs, et il y en a des millions.

LT : En décembre dernier, l’ESA a signé un contrat avec Clearspace, une start-up Suisse pour entreprendre de faire le ménage. Comment cela fonctionne-t-il ?

CH : Au-delà de la prévention et de la surveillance, il y a effectivement aujourd’hui des programmes technologiques pour trouver des méthodes pour récupérer les débris. Cela peut être des filets, des grappins. Plusieurs start-ups y travaillent, une au Royaume-Uni Debris removal, et la start-up suisse Clearspace.

Il est possible d’incorporer dans les satellites des systèmes de propulsion pour modifier les orbites : on les repousse vers le haut ou vers le bas pour qu’ils puissent être détruits au cours de leur passage dans les couches denses de l’atmosphère. On le fait grâce à des modules MEV, Mission Extension Vehicule (NDLR : des remorqueurs spatiaux, qui s’amarrent à des satellites pour modifier leur orbite ou maintenir leur orientation et ainsi prolonger leur durée de vie), avec Airbus en particulier. Il y a une panoplie de programmes très prometteurs.

LT : Pourquoi faire appel à une structure privée ?

CH : La première priorité de Josef Aschbacher, le nouveau DG de l’ESA, est de renforcer les relations ESA-UE. La deuxième est de booster la commercialisation, la fluidité avec le privé. Il ajoute d’ailleurs et c’est intéressant, “je mets mes équipes techniques et mes équipes de tests de l’ESA au service des partenaires privés”. Son troisième point est de développer l’espace “for safety and security”, ça veut dire renforcer la surveillance de l’espace pour y travailler en sécurité et mettre l’espace au service de la sécurité européenne.

Il y a plein de start-ups en France dans de multiples domaines du spatial : la construction de petits satellites, la recherche de nouveaux carburants, la propulsion électrique pour la maintenance et le « servicing » en orbite afin de rendre les flottes plus agiles... Toutes ces innovations technologiques seront l’objet de nouvelles régulations et ces nouveaux acteurs spatiaux seront responsabilisés, c’est ce qui permettra d’assurer la soutenabilité de l’accès et de l’exploitation de l’espace.

D’autres menaces doivent aussi être prises en compte, étant donné l’importance économique de l’espace et sa capacité à générer des données massives essentielles. J’évoque ici tous les aspects de cybersécurité. Aujourd’hui c’est essentiel, et ce n’est pas que du spatial de défense. Quand une grande partie de votre économie dépend de ce que les infrastructures spatiales vous fournissent, il y a quand même intérêt à ce que les données récupérées soient bonnes, pas piratées, pas brouillées. Ces problématiques sont sources de menaces mais aussi d’opportunités et elles stimulent la créativité et l’innovation de nos laboratoires et entreprises européennes.

L’espace est passionnant et le devient de plus en plus avec ces aspects économiques, ces possibilités d’exploration plus lointaines, la logistique spatiale en orbite et avec la prochaine destination lunaire. Toutes ces innovations passionnantes sont transformatives. Bien sûr, le capital humain au service de ces développements spatiaux est essentiel. Pour les chercheurs, ingénieurs, techniciens, c’est quand même fantastique de travailler dans ce monde très évolutif.

LT : Aux États-Unis, la conquête de l’espace s’est “libéralisée”, c’est désormais un domaine hautement concurrentiel. Ce mouvement est appelé New Space. SpaceX, l’entreprise d’Elon Musk, par exemple, est devenu le premier fournisseur de fusées pour les vols habités vers l’ISS (pour la NASA, l’ESA, et autres). Est-ce une aubaine pour l’industrie spatiale et la Science ? Ou un danger ?

CH : Je distinguerais deux aspects au sujet de ces entreprises privées qui sont aujourd’hui très actives dans le domaine spatial.

Une partie des activités de ces entreprises ont été accompagnées et financées par des contrats émanant d’agences institutionnelles et donc de l’argent public. Le choix de nouveaux schémas de partenariat public-privé a été mis en place de longue date par la NASA. Cela a été le cas pour la desserte de la station spatiale internationale par Space X et ses cargos Dragon de fret, puis pour les capsules habitées Crew Dragon qui transportent les équipages. Les développements des lanceurs Falcon 9 réutilisables et de la suite de la gamme jusqu’à StarShip sont aussi massivement soutenus par les financements institutionnels.

En ce qui concerne la mise en orbite de la méga-constellation Starlink visant à fournir un service commercial d’accès à internet, Space X en est le développeur et l’opérateur sur ses fonds propres, y associant des partenaires privés non spatiaux qui viennent en synergie, à l’instar de Google. Le modèle développé par Jeff Bezos (Amazon) pour son entreprise spatiale Blue Origin rassemble un modèle économique strictement interne essentiellement sur fonds propres et des activités contractuelles d’agences, par exemple avec l’atterrisseur lunaire pour ARTEMIS.

La NASA et d’autres agences américaines privilégient ce schéma, ce qui leur fait bénéficier d’innovations parfois disruptives des nouveaux acteurs, et qui leur permet de s’engager plus rapidement sur l’exploration lointaine et les sciences spatiales. L’Europe est aussi dans cette transition vers de nouveaux schémas (même si Arianespace en était la préfiguration), et cette compétition peut être vue comme un aiguillon et une émulation pour plus d’agilité, d’innovation et d’efficience.

Cette prise de conscience de la transformation peut faire évoluer les menaces en opportunités. Elle doit s’accompagner de la part des agences institutionnelles d’une exigence renforcée et d’un contrôle précis de ce que peuvent faire ces entreprises privées en termes de sécurité, de qualité, de délais, de coûts, de transfert de technologies… Les États, selon les traités et législations actuels, restent garants et responsables des entreprises privées. Ils assurent, de la façon la plus multilatérale possible la sécurité de l’espace et son environnement. Consciente de l’importance de la dimension de souveraineté et d’autonomie stratégique, tout autant que de la dimension économique structurante, la puissance institutionnelle régulatrice et normative est encore plus essentielle.

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