Pourquoi adopter le modèle australien ferait échouer la politique d’asile européenne

, par Olav Soldal, Traduit par Lorène Weber

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Pourquoi adopter le modèle australien ferait échouer la politique d'asile européenne
Les tentes d’un centre de traitement de demandeurs d’asile sur l’île de Manus, Papouasie-Nouvelle-Guinée, en 2012. Photo : DIAC Images (CC BY-SA 2.0)

Alors que j’étais stagiaire auprès de l’ambassade de Norvège à Sydney, l’un de mes souvenirs les plus marquants a été un évènement sur la politique d’asile organisé par l’Institut australien de relations internationales. Devenue tristement célèbre à l’international, la politique australienne « Stopper les bateaux » (« Stop the boats ») [1] y a été défendue avec fermeté et conviction par un ancien général, à présent à la retraite, qui a balayé toute critique. Une phrase résonne encore dans ma tête : « Au sujet de la politique d’asile, les enfants devraient calmement rester assis sous un arbre et laisser les adultes faire le travail. »

Cette phrase, combinée à l’insistance selon laquelle l’Europe devrait suivre l’exemple de l’Australie, a suscité chez moi un engagement acharné qui n’a toujours pas faibli. Quelle affirmation scandaleuse, quelle ridicule façon de penser la politique d’asile ! Les jeunes (ou simplement les « enfants ») ont tout à fait le droit et raison de s’engager précisément dans cette politique, et dans le contexte actuel, nous devrions d’autant plus y être enclins. On pourrait même dire qu’il en va de notre responsabilité de nous engager et de nous exprimer.

Dans les débats récents, l’Australie a été désignée par plusieurs personnalités politiques en Europe comme un modèle pour une politique d’asile efficace. L’ancien Premier ministre australien Tony Abbott a effectué une tournée en Europe en 2016 en se targuant de l’approche de son pays vis-à-vis des migrants arrivant par bateau (qu’il appelle les « boat people »). Il a notamment affirmé que le principe qu’a l’Europe « d’aimer son voisin » est une « erreur catastrophique ». Le modèle australien de « centres de traitement en mer » a depuis largement circulé comme une option viable pour l’Europe de gestion de l’immigration de l’autre côté de la Méditerranée. Ce modèle a gagné de la vitesse alors que la politique d’asile est une priorité de l’agenda européen, atteignant son apogée ces dernières semaines. Bien que n’étant pas ouvertement inspirée de l’Australie, l’idée d’établir des camps de relocalisation permanents en-dehors de l’Europe, ainsi que l’idée de « stopper les bateaux » reflètent l’approche australienne. Ici, cependant, je m’efforcerai d’expliquer pourquoi le « modèle australien » serait inadapté en Europe.

Défendre les frontières souveraines de l’Australie

La politique frontalière australienne a commencé avec la « solution pacifique » de 2001, quand les arrivées par bateau aux rivages nord de l’Australie ont considérablement augmenté. L’Australie a signé un accord avec ses voisins pauvres du nord, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la République de Nauru pour utiliser des îles retirées pour l’accueil de demandeurs d’asile arrivés en Australie par bateau. Les premières arrivées de réfugiés venus d’Afghanistan et partant d’Indonésie dans de fragiles embarcations ont déclenché un tollé politique en Australie, amenant à une militarisation accrue de la frontière nord. Le gouvernement a renégocié les accords avec la Papouasie et Nauru en 2008, et des centres permanents de détention en mer ont été mis en place sur les îles de Manus et Nauru. Tous les demandeurs d’asile arrivant dans les eaux australiennes sont envoyés sur ces îles pour que leurs demandes y soient gérées. Avec l’élection du gouvernement conservateur de Tony Abbott en 2013, la politique baptisée « Opération Frontières Souveraines » a inclus une clause empêchant les arrivées par bateau d’être reconnues domiciliées en Australie. Une vidéo YouTube intitulée « Pas question. Vous ne ferez pas de l’Australie votre maison. » avait même été diffusée par la Force Frontalière australienne.

Bien que fortement critiquée par la société civile et les associations humanitaires, cette politique a été brandie comme un succès quand les arrivées par bateau ont été réduites de 355 en décembre 2013 à un seul bateau en 2015, selon quelques estimations. Pendant cette période, le nombre de noyés suite à des naufrages a également été considérablement réduit, renforçant les appels à continuer l’opération. Cette opération, principalement militaire, était soutenue par une forte présence navale, avec des canonnières patrouillant les mers australiennes 24 heures sur 24, et pointant des fusils chargés vers les bateaux non autorisés. Les migrants interceptés étaient immédiatement renvoyés vers l’un des deux centres de détention, sans poser de questions. Des demandeurs d’asile se sont ainsi retrouvés bloqués sur les deux « centres de traitement à distance » sur les îles de Manus et Nauru pendant dix ans sans que leurs demandes d’asile ne soient évaluées. Des superviseurs indépendants ont estimé que plus de 50% des détenus sont pourtant éligibles au statut de réfugié. L’île de Manus était un camp exclusivement masculin qui a accueilli jusqu’à 900 migrants à son pic de 2016. Selon les chiffres officiels, 219 personnes se trouvent aujourd’hui à Nauru, parmi lesquelles des femmes et des enfants.

Cette politique est devenue le cœur et le centre de la politique d’immigration australienne, et s’est transformée en un terrain miné dans lequel aucun responsable politique n’ose entrer. D’abord soutenue comme une promesse clé de la campagne électorale d’Abbott en 2013, le Premier ministre en exercice Malcolm Turnbull est incapable de changer cette politique de manière significative, de peur des réactions négatives de son parti et de ses électeurs. Lourdement critiquée par des associations humanitaires et par la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies, et considérée illégale par la Cour constitutionnelle de Papouasie-Nouvelle-Guinée, le gouvernement n’a pas eu d’autre choix que de modérer l’arrangement initial. Les demandeurs d’asile consignés sur l’île de Maunus ont été déplacés fin 2017, et le gouvernement a recherché de nouveaux plans de relocalisation dans la région.

Deux problèmes similaires, deux contextes très différents

Mais même si les coûts humanitaires devaient être relégués au second plan, le modèle australien serait peu attrayant pour l’Europe. Nombreux seront ceux qui soutiendront que l’Europe est confrontée à bien des défis similaires à ceux que l’Australie a affronté depuis les vingt dernières années. Après tout, la plus grande partie de l’afflux de migrations illégales vers l’Europe traverse les eaux rudes et sans pitié de la Méditerranée dans de fragiles bateaux, le tout opéré par des réseaux sophistiqués de passeurs. Une tragédie que l’Europe partage indéniablement avec l’Australie est le nombre de morts en mer. La plupart des gens s’accordent sur le fait qu’il faut, en premier lieu, décourager des êtres humains de se lancer dans un dangereux périple à travers l’océan. Pourquoi alors ma conclusion est-elle que la politique frontalière de l’Australie depuis vingt ans ne saurait être un modèle à expérimenter en Europe ?

Premièrement, la taille et la nature des frontières extérieures de l’Europe. L’Australie est une île, à plus de 250 kilomètres de distance de son plus proche voisin, la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Ajoutons à cela que presque tous les bateaux arrivés en Australie ces dernières années sont partis de l’île de Cisarua en Indonésie ou de Batticaloa au Sri Lanka, vers une petite partie des côtes australiennes ou de leurs îles satellites outre-mer comme l’île Christmas. Le tableau s’avère donc assez différent. Les routes migratoires en Europe traversent au moins huit différents passages frontaliers, la Méditerranée incluse. La route de la Turquie vers la Grèce était la plus populaire, jusqu’à l’accord conclu avec le gouvernement d’Erdogan en 2016. En Méditerranée en particulier, la myriade de routes maritimes employées sont difficiles à identifier, encore plus à surveiller. Par ailleurs, l’échelle du nombre d’arrivées potentielles éclipse le cas australien. Alors que l’Australie recevait tout au plus 20 600 migrants en 2013, l’Europe en recevait plus d’un million en 2015. En 2018, jusqu’ici, 54 500 migrants sont arrivés en Europe par la mer d’après le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR). [2]

Deuxièmement, la situation politique et juridique est bien différente. L’Australie est un Etat-nation unique avec un gouvernement fédéral qui promulgue des lois s’appliquant sur ses sept Etats et territoires. Toutes les opérations de patrouilles aux frontières sont effectuées par la marine australienne sous l’autorité du Département de l’Immigration et de la Protection Frontalière (remplacé par le Département des Affaires Intérieures fin 2017). Toute la politique d’asile et d’immigration australienne est centralisée dans ce département et une agence unique. L’UE est une union de 28 pays et n’a pas de politique d’immigration ou d’asile unique. Les patrouilles aux frontières sont supervisées soit unilatéralement par les pays méditerranéens, soit par la structure supranationale assez faible qu’est Frontex. Un accord entre les 28 Etats membres sur un front commun autour d’une politique inconditionnelle de retour apparaît hautement improbable.

Troisièmement, l’Australie a conclu des accords – unilatéralement, encore une fois – sur le refoulement des demandeurs d’asile avec des pays voisins (outre-mer) qui entretiennent depuis longtemps des liens historiques avec le pays. L’UE a conclu un tel accord, fortement contesté, avec la Turquie, et essaie apparemment d’en négocier un similaire avec la Libye. Quand l’Italie a essayé de négocier un accord similaire avec la Libye en 2009, il a été suspendu en 2012 par la Cour européenne des droits de l’Homme, dans la mesure où il enfreignait la Convention européenne des droits de l’Homme en échouant à protéger de la persécution et de la torture. Les accords similaires australiens de refoulement et de gestion a du plomb dans l’aile à cause des pressions en hausse en provenance des pays de destination, et si ces pays respectent encore les accords, c’est uniquement à cause d’une dépendance malsaine à l’aide financière de l’Australie.

L’accord qu’a conclu l’Australie avec le Cambodge pour recevoir les migrants a lui été un véritable échec, dans la mesure où les réfugiés ont poliment décliné l’offre d’être relocalisés dans un pays encore plus pauvre que celui qu’ils venaient de fuir. La politique australienne « d’arrêter les bateaux » repose maintenant sur une proposition faite à l’époque par Barack Obama lorsqu’il était président des Etats-Unis de relocaliser les réfugiés de l’île de Maunus, proposition à présent renvoyée dans les cordes avec Donald Trump à la Maison Blanche.

Faire de l’Australie une leçon pour l’Europe

Alors en fin de compte, que peut retenir l’Europe de l’Opération Frontières Souveraines de l’Australie ? D’abord, qu’une solution autoritaire, imposée par le haut, comme l’a fait le gouvernement fédéral australien, ne fonctionnerait pas pour l’Europe. Tous les Etats membres (et leurs circonscriptions) doivent se mettre d’accord et s’engager dans la mise en place d’une politique frontalière et d’asile commune. Ensuite, que lorsqu’on tente de contrôler les arrivées par bateaux en Méditerranée, il est important de réfléchir aux moyens que nous utilisons à cette fin. Se contenter de renvoyer les demandeurs d’asile au large pour qu’ils soient le problème de quelqu’un d’autre ne saurait être une option viable sur le long terme. L’Europe a besoin de travailler main dans la main avec les pays voisins des routes migratoires, et non d’exacerber une relation basée sur la dépendance avec des pays déjà lourdement sous pression.

Et surtout, ce débat requiert l’engagement de jeunes qui refusent de « rester sagement assis sous un arbre », et de ne pas laisser les voix les plus malveillantes dicter les priorités. La politique d’asile, c’est le droit des jeunes de grandir dans un endroit sûr, sans craindre la persécution, peu importe d’où ils viennent. La politique d’asile, c’est la solidarité internationale. La politique d’asile européenne, c’est avant tout travailler ensemble pour résoudre un des plus grands défis de notre temps.

Notes

[1Ndlt : aussi connue sous le nom « Opération Frontières Souveraines », cette politique de 2013 du gouvernement australien avait pour objet d’intercepter et de renvoyer tout bateau contenant des migrants.

[2Ndlt : Voir les chiffres actualisés sur le site de l’UNHCR ici.

Vos commentaires
  • Le 2 août 2018 à 21:26, par Xavier En réponse à : Pourquoi adopter le modèle australien ferait échouer la politique d’asile européenne

    Trois points sont avancés : 1) La zone à gérer serait plus grande en Europe et les flux y seraient plus importants.

    2) L’Europe ne pourrait pas s’unir sur la question.

    3) Les pays européens et l’Europe ne seraient pas en mesure de conclure des accords similaires avec les pays du Sud.

    Reprenons ces points : 1) L’Europe a des moyens considérables par rapport à l’Australie. Que la zone à gérer soit plus grande et les flux plus importants ne pose donc pas de problème insurmontable.

    Comparez la marine australienne à aux marines espagnole, italienne, grecque.

    En gros, la marine italienne, seule, représente le double de la marine australienne. Autant dire que les Grecs, les Italiens et les Espagnols réunis ont largement les capacités logistiques de gérer la Méditerranée. Pas besoin du soutien des autres pays européens, bien qu’il serait logique et légitime qu’ils participent à la gestion des frontières (solidarité).

    Peut-être qu’un simple changement de politique permettrait de changer la dynamique, réduisant le flux à contrôler.

    2) Si l’Europe ne s’unit pas sur la question, il va falloir s’attendre à une montée des populismes et en particulier de l’extrême droite. Qu’on soit pour ou contre les migrants, il faut avoir conscience que cela pose un réel problème politique aujourd’hui.

    Au demeurant, l’Europe n’a pas besoin de s’unir sur la question. Il suffit que les pays du Sud de l’Europe s’en chargent. C’est d’ailleurs eux qui s’en chargent aujourd’hui et le manque de soutien des autres pays européens pose un autre problème, qui met en danger l’UE.

    3) Il suffit d’un seul accord avec un seul pays et la question est réglée.

    /

    Cette position, d’accueillir à bras ouverts les immigrants, pose problème :
     elle génère des tensions politiques en Europe, alimentant le populisme ambiant et affaiblissant l’UE (tout reposant sur les épaules de quelques pays),
     à la vue de la capacité des pays européens à intégrer les immigrants et réfugiés, on ne peut pas décemment considérer ceci comme une solution,
     plus important, cela ne règle aucune question de fonds concernant ces personnes qui fuient leurs pays,
     c’est également une position criminelle qui génère des milliers de morts et enrichis les réseaux mafieux...

    C’est très bien d’avoir un cœur, mais ça ne doit pas empêcher de réfléchir. Comme on dit, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

    Le modèle australien n’est qu’une partie de la solution, et c’en est une, même si elle nous déplaît. Les centres extérieurs devraient être gérés autrement, mais l’idée de base est clairement à retenir.

    L’autre partie consisterait à essayer de résoudre les problèmes à la base (ce qui pousse les gens à partir).

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