Quelle place pour l’euro face au dollar ? (épisode 4)

, par Allan Malheiro

Quelle place pour l'euro face au dollar ? (épisode 4)

Si des observateurs optimistes comme les économistes américains Jeffrey Frankel ou Menzie Chinn pensaient en 1995 que l’euro dépasserait le dollar comme monnaie de référence mondiale, force est de constater que le billet vert a résisté et reste, non plus hégémonique mais en tout cas le plus fort sur la scène mondiale. Cependant, il fait aujourd’hui face à de nombreux défis avec de plus en plus de pays qui décident de s’en passer pour leurs transactions ou leurs réserves au profit de l’euro et du yuan notamment.

Une longue histoire de domination du dollar

Historiquement, la monnaie internationale est celle du pays le plus puissant. Du XIXème siècle à la fin de la Première Guerre mondiale, la livre sterling était ainsi dominante. Après la Grande Guerre, le Royaume-Uni s’affaiblit tandis que les États-Unis se sont renforcés : lors de la conférence de Gênes en 1922, le dollar partage donc officiellement le rôle de monnaie internationale avec la livre, ce qui signifie que les deux monnaies sont détenues par des entités et pays hors du Royaume-Uni et des États-Unis, que les deux composent la majeure partie des réserves de changes et servent pour des transactions internationales. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis (qui possèdent 70% des réserves mondiales d’or) acquièrent une puissance économique et financière incontestable : en 1944, la conférence de Bretton Woods fait du dollar la monnaie internationale mais, pour rassurer les autres pays, les États-Unis garantissent la convertibilité entre le dollar et l’or (c’est-à-dire que chaque pays peut échanger ses réserves en dollars contre de l’or). La Banque mondiale et le FMI sont aussi créés lors de cette conférence.

Dans les années 60, les États-Unis commencent à avoir du mal à maintenir la convertibilité du dollar en or : les déficits commerciaux élevés ainsi que la guerre du Vietnam faisant pression sur les réserves d’or de la Banque centrale américaine (FED). Face à cette situation, le président Nixon décide en 1971 d’abandonner unilatéralement la convertibilité du dollar en or, mettant fin au système de Bretton Woods. Il est ainsi remplacé par le système actuel : celui des taux de change flottant, où les monnaies varient entre elles. Cet abandon n’aboutit pas à la fin de l’hégémonie du dollar : au contraire, il renforce sa suprématie dans les transactions internationales et dans les réserves de change des banques centrales (avoirs en devises étrangères ou en or détenus par une banque centrale afin de stabiliser le cours de sa monnaie et de faire des transaction sur le marché des changes). La chute de l’URSS en 1991 puis la conversion de nombreux régimes communistes au capitalisme renforcent encore le rôle du billet vert comme monnaie internationale.

Un instrument d’influence sans précédent pour les États-Unis…

L’hégémonie du dollar comporte de nombreux avantages pour Washington, surtout depuis l’abandon du système de Bretton Woods. En plus du prestige du pays grâce au statut du dollar, il y a de nombreux avantages économiques tangibles à avoir une monnaie dominante internationalement : étant constamment demandée par les investisseurs et les autres pays, le dollar permet aux États-Unis de financer un déficit public massif. En effet, le déficit public américain est en moyenne de 7,4% du PIB depuis 2009, pour autant, le pays ne rencontre aucun problème à trouver de l’argent sur les marchés financiers du fait de sa taille et surtout de l’hégémonie du dollar : les investisseurs qui cherchent des réserves en dollars ne peuvent donc pas éviter la dette américaine, permettant une sorte d’immunité face aux crises de la dette (un scénario comme la crise de la dette grecque est donc très improbable aux États-Unis quel que soit leur niveau d’endettement). De plus, la suprématie du dollar permet d’importer moins cher, contribuant à une inflation faible : le prix du baril de pétrole est ainsi libellé en dollars, simplifiant les importations énergétiques américaines. Le billet vert permet aussi aux banques américaines d’investir plus facilement sur les marchés financiers étrangers et d’être plus rentables car elles n’ont pas à convertir leurs dollars dans une autre monnaie. Enfin, posséder la monnaie dominante permet d’imposer des sanctions financières plus facilement, un avantage de poids pour les États-Unis dont la liste de pays sanctionnés a fortement augmenté en passant de 4 pays sous sanctions en 2000 à 21 en 2020.

...mais avec un inconvénient majeur

Il existe cependant un revers de la médaille : avoir une monnaie internationale comme le dollar peut contribuer à dégrader la balance commerciale (différence entre les importations et les exportations d’un pays). En effet, une monnaie forte, c’est-à-dire une monnaie demandée massivement par d’autres pays, a tendance à diminuer les coûts d’importation mais à augmenter les coûts d’exportation : les importations ayant tendance à augmenter et les exportations à baisser, la balance commerciale se dégrade donc. Comprendre cet inconvénient peut expliquer pourquoi vouloir que sa monnaie soit une monnaie internationale peut être problématique : si l’euro remplaçait le dollar comme monnaie de référence internationale, la zone euro bénéficierait certes des avantages actuels du dollar mais les entreprises auraient tendance à exporter moins.

Une place contestée

Malgré le poids du dollar sur le déficit commercial américain, la plupart des présidents américains qui se sont succédés semblent d’accord pour maintenir le dollar dans sa situation hégémonique, à l’exception notable de Donald Trump qui souhaitait affaiblir la monnaie pour relancer les exportations américaines. Cependant, malgré la volonté de Washington de maintenir le statut dominant du dollar, le reste du monde a tendance à utiliser de moins en moins cette monnaie. Cette dé-dollarisation est un sujet très actuel avec les BRICS mais le billet vert a commencé à perdre en importance dès les années 2000 avec la création de l’euro : très rapidement, la monnaie a inspiré la confiance des investisseurs et, malgré l’intermède de la crise des dettes dans la zone euro, a été de plus en plus utilisée. Cela se voit particulièrement dans le commerce transfrontalier : 38% de ce commerce se fait en euro contre 42% en dollar, soit une différence assez faible (même si la majorité du commerce transfrontalier est en fait un commerce au sein de la zone euro). De plus, 1⁄3 des pays utilisant une monnaie d’ancrage (c’est-à-dire une monnaie qui tente de limiter les variations avec une monnaie de référence, par exemple entre les pays européens avec le Système monétaire européen ou SME avant l’euro) utilisent l’euro comme monnaie d’ancrage, principalement des pays de l’UE n’ayant pas l’euro, des pays candidats (ainsi le Monténégro utilise l’euro même s’il n’est pas officiellement dans la zone euro ni dans l’UE, le Kosovo utilise aussi l’euro même s’il n’est pas officiellement candidat) et des anciennes colonies françaises utilisant le franc CFA. Le seul domaine où l’euro se situe loin face au dollar est la part dans les réserves de change des banques centrales : en 2022, 20,47% des réserves mondiales étaient en euros contre 58,36% en dollars (ce qui est cependant le niveau le plus faible pour ce dernier depuis 25 ans).

En plus de la traditionnelle compétition euro-dollar (souvent en faveur du dollar), de nouveaux acteurs sont venus contester la place internationale du dollar : notamment les pays émergents mais aussi, de manière plus modérée, les alliés des États-Unis (comme l’Australie ou le Japon pour leurs transactions avec la Chine). En 2022, l’Inde, la Chine et la Russie ont ainsi annoncé souhaiter faire plus de transactions en passant par leurs monnaies nationales et non pas par le dollar. Un an plus tard, le Président brésilien Lula lance la proposition d’une monnaie commune pour les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud rejoints le 1er janvier 2024 par l’Ethiopie, l’Iran, l’Arabie Saoudite et l’Egypte) : même si ce ne serait pas une monnaie comme l’euro, c’est-à-dire qu’elle ne serait pas utilisée par les particuliers mais serait une monnaie commune pour réaliser des transactions entre eux, elle peut affaiblir un peu plus la domination du dollar dans des pays qui représentent près de 42% du PIB mondial. Pour autant, cette proposition paraît peu réaliste ou en tout cas réaliste à long terme : coordonner des économies aussi différentes que celles des 9 pays des BRICS risque de s’avérer compliqué. De plus, la mise en place de cette monnaie commune devrait surmonter des obstacles politiques : le projet de monnaie commune entre le Brésil et l’Argentine, proposé en janvier 2023, a été abandonné avec l’élection du président argentin Javier Milei.

Le dollar perd donc indéniablement une partie de son importance sur la scène mondiale mais dire que sa domination est finie semble précipité. L’euro ne semble pas prêt de le remplacer car la croissance des pays européens n’est pas suffisante pour que leur monnaie prenne le leadership mondial. Le yuan pourrait paraître être un bon remplaçant mais il part de loin (il représente par exemple moins de 3% des réserves de changes) et surtout, la Chine n’a ni envie ni intérêt à ce que sa monnaie remplace le dollar : cela risquerait de pénaliser ses exportations, lui ferait perdre un certain contrôle sur sa monnaie et l’obligerait à prendre plus de responsabilités sur la scène internationale. Il est donc peu probable que le dollar perde sa place de numéro 1 mais, à l’image du monde actuel, il est possible que le système monétaire deviennent plus multipolaire avec le dollar, l’euro et (potentiellement) le yuan comme devises principales suivies du yen et de la livre sterling ainsi que d’autres devises comme le rouble russe, la roupie indienne ou le real brésilien. Le billet vert a encore de beaux jours devant lui.

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