Des histoires nationales marquées au fer rouge par le spectre du nationalisme
Richelieu, Colbert, Robespierre, Bonaparte, Clemenceau. Au son de ces noms, plus d’un Français se sent gonflé de fierté, rasséréné de se voir ainsi rappeler les grandes heures de l’Histoire de France. Tous ces grands personnages et les grands événements auxquels ils sont associés paraissent être des données de nature et, par conséquent, incontestables.
Il n’en est rien. Les histoires nationales ont en effet été forgées à l’atelier du nationalisme exacerbé qui caractérise le XIXème siècle. Si l’aura des grandes figures est en partie méritée, elles n’en a pas moins été construite par l’imagerie issue des manuels d’Ernest Lavisse. Qui ne connaît pas un Vercingétorix jetant ses armes aux pieds de César ? Qui n’a pas en tête Richelieu en armure sur les digues de la Rochelle ? Les manuels de la Troisième République, même s’ils ont été abandonnés depuis des décennies, vivent encore dans le cœur des citoyens. Mais, il faut garder à l’esprit le contexte duquel ces mythes fondateurs ont été accouchées. Il s’agissait alors d’unir le peuple. Mais l’unir pour quoi et contre qui ?
Pour vaincre l’Allemand, qui, de son côté, succombait aux mêmes penchants funestes. Pour se dresser contre les barbares d’Outre-Rhin, comme on le pensait alors, il fallait se différencier et établir des frontières mentales. Cette histoire fantasmée vit encore et donc les frontières qui viennent avec elles. Ces frontières s’opposent à l’esprit d’unification européenne et empêche de retrouver les ressorts historiques européens, pourtant réels.
Afin de constituer le peuple européen, se saisir d’événements et d’une histoire commune est primordial, si l’on veut ancrer la construction de l’Europe dans les esprits. Beaucoup crierons au travestissement de l’histoire et au bradage du passé glorieux de la France, ainsi qu’à la pure construction intellectuelle. Pourtant, l’histoire européenne est loin d’être un pur fantasme et irrigue jusqu’aux moindre particularisme.
Pas de frontières pour l’Art !
Avant toute autre chose, l’histoire européenne se matérialise dans le domaine des Arts. Un des grands emblèmes du patrimoine français n’est-il pas made in Italy ? Inutile de rappeler que La Joconde, joyaux du musée du Louvre, est le fruit du travail du peintre italien qu’était Léonard de Vinci. Ce tableau fut acheté par la roi François Ier, suite aux guerres d’Italie et ainsi ramené à Amboise avec son peintre. Pour continuer dans le registre Renaissance italienne, évoquons une des gloires de la poésie française : le sonnet. Composé de quatre strophes, deux quatrains et deux tercets, et incarné par les célèbres Ronsard et Du Bellay, provient tout droit du Canzoniere de Pétrarque, poète italien. Du Bellay voyagea longuement dans la botte et en revint désabusé, ce qui ne l’empêcha pas de glisser dans ses poèmes quelques mots de la langue de Dante.
Mais, la Renaissance n’est pas le seul mouvement artistique de dimension européenne : comment ne pas citer le romantisme ? Né en Angleterre, sous la plume d’écrivains comme Lord Byron, il voyage en Allemagne, pays dans lequel il se diffuse le plus largement, mais aussi en France avec des poètes aussi divers que Lamartine, Hugo ou Chateaubriand. Ces écrivains n’évoluent pas isolément mais se nourrissent les uns les autres. Ainsi, le deuxième poème du recueil fondateur de Lamartine, Les méditations poétiques s’intitule “A Byron”. Heinrich Heine, égérie du mouvement Jeune Allemagne, qui a partie liée au romantisme, est exilé à Paris. Le mouvement romantique aura aussi une traduction politique européenne : la guerre d’indépendance grecque. Les poètes romantiques dont Chateaubriand, qui porte aussi la casquette de ministre des Affaires Étrangères de Charles X, veulent soutenir les Grecs contre l’empire ottoman et se mobilisent dans toute l’Europe. Il en découle une guerre franco-anglo-russe contre les Ottomans, une victoire européenne et l’installation d’un souverain bavarois sur le trône grec. Les poètes romantiques pleureront largement la mort de Lord Byron, survenue sous les murs de la cité grecque de Missolonghi.
Malgré son caractère profondément européen, le romantisme est le père du nationalisme. Les Romantiques, par leur goût de l’histoire et leurs luttes pour les indépendances en seront les principaux promoteurs. Le nationalisme est ainsi un mouvement d’envergure européenne qui obéit à des ressorts similaires.
Allemagne, France, Angleterre, une histoire partagée
L’émergence du nationalisme n’est pas la seule tendance historique à avoir déferlé comme une grande vague sur le continent européen. Certes, il y a une pluralité de nationalismes avec des personnages et des récits nationaux différents, mais tous obéissent à un schéma de pensée similaire s’articulant autour d’un mythe fondateur et de l’exclusion d’un autre.
L’histoire européenne est comparable, dans ses mécanismes, à une directive européenne. La directive fixe des objectifs à atteindre et les États membres l’atteignent en employant les moyens de leurs choix. De même l’histoire de l’Europe connaît de grands mouvements qui vont se décliner un peu différemment selon les lieux, mais dans une même logique. Il en va ainsi de la Réforme protestante et des guerres de religions qui s’ensuivirent. Cette histoire tragique comporte son lot d’événements propres à la France, comme le massacre de la Saint-Barthélémy en 1572, la lutte entre les Guise et les Bourbons ainsi que le sacre du bon roi Henri à Chartres. Celui-ci ne peut accéder au lieu de couronnement traditionnel de Reims. La ville est aux mains des ligueurs catholiques, opposés au Roi et alliés aux…. Espagnols.
Le conflit qui secoue la France s’inscrit dans une dimension européenne. Des deux fondateurs de la Réforme, aucun n’est français. Luther est allemand tandis que Calvin est d’origine suisse. Le conflit secoue d’abord les princes du Saint-Empire avant d’atteindre la France. L’Angleterre est également frappée et la reine protestante Elizabeth Ière, alliée d’Henri IV, tout aussi protestant, cherche une voix entre les extrémistes des deux bords. Mais la réforme n’est pas le seul exemple. L’absolutisme et ses oppositions comportent une dimension européenne. Aux mots monarque absolu surgissent les images de Louis XIV, de Colbert et de Versailles. Mais, la France n’est pas la seule patrie de l’absolutisme. Le théoricien le plus célèbre de l’absolutisme est anglais et n’est autre que Thomas Hobbes. De même les monarques britanniques s’essaient aussi à l’absolutisme, avec, certes, moins de succès que leurs homologues français. Charles Ier se cassera les dents sur le Parlement et l’armée. Entre 1648 et 1650, le parlement de Paris, par mimétisme de son homologue londonien, prend la tête d’une contestation contre Mazarin mais perd la bataille. Outre-manche, Charles Ier a la tête tranchée en 1649. Nul doute que les révolutionnaires français qui tranchèrent celle de de Louis XVI, le 21 janvier 1792, avaient en mémoire ce précédent britannique. Et pourtant, la mort du Roi fait figure de particularité historique entre toutes.
Vous croyez que seule la France “ bouffe du curé “ ? Vous vous trompez
La dimension européenne de notre histoire imprègne ce qui paraît être des spécificités nationales. La France croit avoir le monopole des Lumières et de l’universalisme. Le rationalisme cartésien qui l’accompagne ne manque pas de générer des cocoricos. Cependant, les Lumières sont tout à fait européennes. Voltaire conseillait Frédéric le Grand, roi de Prusse, tandis que Diderot faisait de même avec Catherine II de Russie. Rousseau, malgré sa tombe au Panthéon, n’était pas Français mais citoyen suisse. Les Lumières ont aussi touché le Royaume-Uni, notamment l’Écosse. Le père de l’économie moderne, Adam Smith, est aussi un philosophe prolifique et homme des Lumières. L’Écosse est aussi terre d’inventions au XVIIIème siècle, comme en témoigne la machine à vapeur de James Watt. L’inventeur du moteur à vapeur n’aurait pu mener son œuvre à bien sans les travaux de son prédécesseur français Denis Papin. Kant est, en Allemagne, un des porte-étendards de l’équivalent des Lumières, l’Aufklärung.
Au XIXème, les héritiers de la pensée des Lumières font du combat contre l’influence de l’Église catholique un de leurs fers de lance et la France se situe en bonne place de ce point de vue-là. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la France n’a pas le monopole de l’anticléricalisme. Bien que la laïcité à la française de 1905 soit unique, l’affrontement entre le clergé et le Gouvernement se trouve aussi en Allemagne. Dans les années 1870, Bismarck, allié aux libéraux, mène un violent combat contre les catholiques, inféodés à Rome et suspectés d’être des ennemis de l’État : c’est le Kulturkampf. Les prêtres ne doivent plus évoquer de sujets politiques lors de leurs prêches. En 1877, Léon Gambetta clame, à la tribune de la Chambre des députés, ses mots célèbres : “le cléricalisme, voilà l’ennemi”.
Mais, le catholicisme ultramontain (qui place le Pape avant la Nation) a lui aussi une dimension européenne. En 1864, l’encyclique du pape Pie IX, Quanta cura, dans laquelle il dénonce le progrès, la raison, le libéralisme, la démocratie… etc fait le tour des capitales européennes. Partout, les catholiques sont tiraillés entre l’État et l’Église. Les moyens de réparer les dégâts seront différents. S’il se sécularise, l’État allemand choisit de subventionner tous les cultes tandis que la République française choisit de n’en financer aucun.
Abandonnons les vieux récits nationaux et construisons ensemble l’Histoire européenne !
Ainsi, l’Histoire, même dans ce qu’elle paraît avoir de plus national, est bel et bien européenne. Il convient d’en prendre conscience et d’abandonner les vieux récits nationaux pour pouvoir construire l’Europe sereinement. Abolir les frontières historiques, notamment dans l’enseignement de l’histoire, est fondamental pour pouvoir construire un peuple européen qui transcende les États. Sans un Schengen de l’Histoire, le Schengen de libre circulation des personnes ne pourra durer bien longtemps.
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