Travailleurs détachés : et si on arrêtait de dire n’importe quoi ?

, par Alexandre Marin

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Travailleurs détachés : et si on arrêtait de dire n'importe quoi ?
CC Pixabay

On en a parlé lors du débat entre les onze candidats, et pour cause : c’est l’une des directives européennes qu’on accuse le plus volontiers d’avoir cassé le vase de Soissons. Elle serait responsable du chômage, de la misère, et du dumping social. Ses plus grands détracteurs sont Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Dupont-Aignan, et, au début de la campagne, Arnaud Montebourg.

Se fondant sur des faits relevés par un article de Libération paru le 18 janvier, cet article se propose de déconstruire les délires de ceux qui aimeraient voir disparaître la directive sur les travailleurs détachés.

Une directive ciblée par tous les europhobes

La question du travail détaché est revenue dans le débat électoral à l’occasion de l’adoption par certaines collectivités locales de la clause dite « Molière », qui impose le Français sur les chantiers.

Le 16 mars, Yves Thréard écrit dans le Figaro un éditorial contre la directive sur les travailleurs détachés, qu’il confond avec la directive Bolkenstein. Selon lui, la clause Molière se justifierait par la nécessité de limiter le nombre de travailleurs détachés. Aussi avoue-t-il, à l’instar des élus qui en sont les auteurs, que cette mesure est purement discriminatoire envers cette catégorie de travailleurs. Vincent You a également affirmé qu’il aimerait voir la suppression du détachement (qu’il assimile lui aussi à la directive Bolkenstein). Valérie Pécresse a également mis en œuvre cette clause illégale au regard du droit européen. Elle a tenté de l’expliquer par le souci que les travailleurs puissent comprendre les consignes de sécurité. Admettons avec elle que seule notre langue comprend un champ lexical tout entier dédié à la sécurité dans les chantiers. Laurent Wauquiez, faisant partie du club ayant mis en place la clause Molière dans leurs collectivités respectives, s’est contenté de fustiger les absurdités bruxelloises.

Plusieurs candidats à l’élection présidentielle ont également affiché leur volonté de mettre fin à la directive sur les travailleurs détachés.

Au moment des primaires du Parti Socialiste, « pour en finir avec ses rafales de règles stupides et aveugles », Arnaud Montebourg déclarait que s’il était élu, il abrogerait «  la scandaleuse directive sur le travail détaché qui organise le dumping social à l’intérieur de l’Europe ». Nicolas Dupont-Aignan condamne une directive qui légaliserait « le travail low-cost et la concurrence déloyale des pays de l’Est et du Sud ». Sur la même ligne, Marine Le Pen propose en plus d’instaurer « une taxe additionnelle sur l’embauche de salariés étrangers afin d’assurer effectivement la priorité nationale et l’emploi des Français ». Jean-Luc Mélenchon, tout en nuance, accuse les travailleurs détachés de «  voler le pain du travailleur sur place  », flattant une xénophobie qui a peu à envier à l’extrême-droite. L’un de ses soutiens, l’économiste et ancien eurodéputé Liem Hoang Ngoc, fait le lien entre travailleurs détachés et chômage : «  au moins, les entreprises embaucheront des Français au lieu des détachés ; on a six millions de chômeurs ».

Des propos qui reposent sur un fantasme anti-européen primaire et rempli de préjugés

N’en déplaise à messieurs Thréard et You, la directive Bolkenstein et celle sur les travailleurs détachés n’ont strictement rien à voir. La première, à l’origine de la polémique sur le plombier polonais, réglemente la libre prestation de services (par exemple la liberté d’un médecin néerlandais d’exercer en Irlande, ou celle d’un architecte italien de s’installer en France) ; la seconde régit l’envoi d’un salarié par son employeur dans un autre Etat membre que le sien pour une période qui ne peut pas excéder deux ans. Elle est entrée en vigueur en 1996 dans le but de lutter contre le dumping social exercé par les travailleurs provenant des pays ibériques. Ainsi, le droit du travail applicable est celui du pays d’accueil, notamment concernant le temps de travail maximum, le temps de repos, la durée des congés payés annuels, et le salaire minimum. Contrairement à un stéréotype hélas trop souvent répandu, c’est un règlement de 2004 qui rattache le travailleur détaché au régime de sécurité sociale de son pays d’origine. Supprimer la directive sur le détachement des travailleurs ou suspendre son application ne résoudra donc aucun problème, puisque le règlement de 2004 restera intact. Pire, les employeurs seront libres d’appliquer à leurs travailleurs détachés, le droit du travail de leurs pays d’origine, ce qui provoquera un accroissement du dumping social.

D’autant plus que les pays d’où viennent majoritairement les travailleurs détachés sont la Pologne, le Portugal, la Roumanie, et l’Espagne. Or, les systèmes sociaux espagnols et portugais sont loin d’être inexistants. Dès lors, on voit mal comment le détachement de travailleurs venant de ces Etats membres pourrait mettre à mal notre « modèle social » et provoquer du dumping.

Le discours qui reproche au rattachement des charges sociales dans le pays d’origine du travailleur de faire de la concurrence déloyale n’est pas davantage convaincant. 83% des travailleurs détachés en France sont des ouvriers, et beaucoup d’entre eux sont payés au SMIC. Or, en France, les cotisations sociales sur les bas salaires sont très faibles. Et l’employeur est tenu de financer le transport et le logement du salarié qu’il détache. C’est ainsi que le 4 juillet dernier, la députée Valérie Rabault, rapporteure générale au budget, a constaté qu’un travailleur français payé au SMIC coûtait moins cher qu’un travailleur détaché.

L’idée selon laquelle les travailleurs détachés prendraient le travail des travailleurs locaux est tout autant démentie par les faits : en France, la durée moyenne d’un détachement est de 47 jours. On peut donc difficilement dénoncer le travail détaché comme responsable du chômage dans notre pays, alors même qu’il concerne 1% de la population active en France. Au contraire, le détachement permet à des secteurs, tels que le BTP, l’agriculture saisonnière ou les services à la personne, de faire face au manque de personnel qu’ils subissent.

Surtout, si la directive participait à l’augmentation du nombre de chômeurs en permettant aux entreprises de remplacer la main-d’œuvre locale par une main-d’œuvre étrangère moins chère, comment expliquer que l’Allemagne soit, avec la France et la Belgique, le premier pays d’accueil de travailleurs détachés ? Son taux de chômage est très bas et, jusqu’en 2015, cet Etat n’avait pas de salaire minimum.

Enfin, si la France fait partie des principaux pays destinataires de travailleurs détachés, elle en est aussi le troisième émetteur après l’Allemagne et la Pologne. On imagine aisément la réaction de nos autorités si nos partenaires obligeaient les Français détachés dans leurs pays à apprendre la langue locale.

Quelles critiques sont justifiées ?

Bien que les partisans de la suppression de la directive sur les travailleurs détachés reposent sur des idées reçues, toutes les critiques ne sont pas injustifiées.

De nombreuses fraudes à la directive sont en cause. Elles vont des sociétés-écrans qui s’installent dans les pays d’Europe de l’Est uniquement pour détacher des salariés, au non-respect du temps de travail maximum, en passant par un hébergement déplorable ou la ponction d’une partie du salaire des travailleurs pour leur faire payer un loyer exorbitant. Les abus sont particulièrement importants dans les transports où certaines entreprises font jouer les législations nationales les unes contre les autres.

Face à ces pratiques illégales, une première réforme adoptée en 2014 et entrée en vigueur en 2016 établissait de nouvelles normes pour améliorer l’échange d’informations entre Etats membres, et l’exécution transfrontalière des amendes contre les fraudeurs. La loi Macron a prévu un renforcement des sanctions contre ceux-ci.

Toutefois, les inspecteurs du travail se plaignent du manque d’effectifs. De plus, il demeure difficile pour un travailleur détaché de s’informer sur ses droits dans le pays d’accueil. A cela s’ajoute un problème de fond : si un travailleur français payé au SMIC coute moins cher qu’un travailleur détaché en France bénéficiant du même salaire, ces derniers effectuent souvent des prestations que des Français effectueraient pour des salaires plus élevés. D’où la volonté de réformer à nouveau la directive pour y instaurer la règle « à travail égal, salaire égal ».

Malheureusement, plutôt que d’essayer d’apporter des solutions pour résoudre ces problèmes, les détracteurs les plus radicaux du travail détaché propagent des clichés qui détournent les débats des vrais enjeux. Pire, ils tiennent pour responsables ceux qui sont en réalité les victimes des malfaçons de la directive : les travailleurs détachés eux-mêmes.

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