Dans une décision rendue le 20 novembre 2018, la Cour européenne des droits de l’homme condamne la Turquie pour avoir maintenu Selahattin Demirtas en détention provisoire depuis le 4 novembre 2016.
La décision de la CEDH ne pouvait qu’avoir une résonance particulière puisqu’elle concerne l’emprisonnement d’un personnage éminemment influent du paysage politique turc.
Selahattin Demirtas a fondé en 2012 puis dirigé le Parti démocratique des peuples (HDP), aujourd’hui troisième force politique du pays avec 67 députés au sein d’une Assemblée nationale composée de 550 élus. Selahattin Demirtas s’est également présenté à l’élection présidentielle turque en juin 2018 depuis sa cellule de la prison d’Edirne, et a obtenu 8,32% des suffrages.
Accusé de nombreuses infractions liées au « terrorisme » pour lesquelles il encourt jusqu’à 142 ans d’emprisonnement, la CEDH a rappelé qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur la culpabilité de Selahattin Demirtas. La Cour devait au contraire se prononcer sur l’existence d’un motif suffisant, justifiant la très importante durée de cette détention.
Une portée symbolique forte de cette décision
C’est au regard des valeurs démocratiques, véritable « ordre public européen » (§227), que la Cour s’est positionnée, offrant à la décision rendue une portée symbolique forte.
Les juges ont ainsi retenu que le maintien de Selahattin Demirtas en détention provisoire constitue une « atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit du requérant d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire » (§240). D’après la Cour, la détention du député revêt un caractère politique indéniable. En effet, le maintien en détention de Selahattin Demirtas, parce qu’il est l’un des principaux leaders de l’opposition, avait pour but prédominant d’« étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique » selon l’analyse des juges de la Cour européenne des droits de l’homme.
Opprobre suprême, la Cour reconnaît le préjudice moral subi par Selahattin Demirtas pour ses deux années de détention et condamne la Turquie à lui verser 10 000 euros de dommages et intérêts.
Une décision dénoncée par Erdogan
Recep Tayyip Erdogan, le président turc, s’est empressé de dénoncer cette condamnation en déclarant : « Les décisions de la CEDH ne nous contraignent aucunement. Nous allons contre-attaquer et mettre un point final à cette affaire » (§273).
Cette déclaration est néanmoins erronée. Les décisions de la CEDH ont un caractère contraignant pour tous les Etats membres du Conseil de l’Europe selon l’article 46 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La Turquie est donc tenue par ses engagements internationaux de respecter la force obligatoire des arrêts de la Cour de Strasbourg.
Un contexte de dérive autoritaire en Turquie
Cette décision s’inscrit dans un contexte de dérive autoritaire en Turquie.
Le 20 mars 2018, la Cour européenne des droits de l’homme condamnait déjà la Turquie pour violation de l’Etat de droit et de la sécurité juridique dans une affaire similaire. Mehmet Altan et Sahin Alpay, deux journalistes, étaient en effet maintenus en détention et accusés de liens avec des « organisations terroristes ». La Cour sanctionnait leur détention arbitraire.
Des observateurs internationaux ont également alerté sur la multiplication des placements en détention de figures politiques majeures en Turquie depuis 2016. La vague de répression est une réaction à la tentative de putsch de juillet 2016, auquel le régime en place a répondu par l’instauration d’un état d’urgence, levé le 18 juillet dernier.
Amnesty International, dans son rapport concernant les années 2017-2018, a dénoncé une « répression sans merci visant en particulier les journalistes, les militants politiques et les défenseurs des droits humains ». Le rapport signale aussi une multiplication des cas de détention provisoire arbitraire et une disparition quasi-totale d’organes de presse libres.
Le Commissaire aux droits de l’homme, Nils Muižnieks, fait pour sa part le constat (§264) que la législation nationale turque est de plus en plus utilisée pour étouffer les voix dissidentes.
Une image internationale ternie
La répression menée en Turquie a ainsi terni l’image internationale du pays.
A cet égard, il n’est pas étonnant que le président Erdogan se soit saisi de l’affaire Khashoggi pour se poser sur la scène internationale en défenseur des droits humains face à l’Arabie Saoudite. Pour rappel, Jamal Khashoggi est un journaliste et opposant politique saoudien qui a été assassiné le 2 octobre 2018 à Istanbul par des proches du pouvoir saoudien.
Dans une opération de communication réussie, le président Erdogan s’est ainsi fait le chantre des droits de l’homme en dénonçant avec véhémence un assassinat politique sur son territoire.
La réaction de rejet du président Erdogan à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme vient néanmoins illustrer l’ambivalence de la Turquie vis-à-vis des droits fondamentaux. Alors que la politique menée en Turquie depuis 2016 s’inscrit en totale contradiction avec les principes démocratiques et de respect des droits de l’homme, la Turquie se montre particulièrement soucieuse de son image internationale.
Et pour cause, le respect des droits fondamentaux conditionne une forme de respectabilité sans laquelle il est difficile de s’imposer comme un acteur international de premier plan. Si la Turquie est parvenue à s’ériger sur la scène régionale comme une nation diplomatiquement incontournable, le pays gagnerait sans doute à se montrer plus vertueux.
En s’insurgeant de cette décision rendue par une juridiction internationale respectée, le président turc a toutefois envoyé le message qu’aucun changement de cap n’était en vue. La Turquie pourrait cependant ne pas pouvoir éternellement se soustraire à la pression internationale.
1. Le 28 novembre 2018 à 00:32, par Jeanne En réponse à : Turquie : la CEDH condamne la dérive autoritaire menée par Erdogan
Je me permet de corriger un point. Les décisions de la CEDH n’ont malheureusement pas de force contraignante selon l’article 46, et c’est bien là le problème, ce ne sont que des réprimandes... Le combat pour les droits de l’homme est loin d’être fini !
Suivre les commentaires : |