Ukraine : l’émotion ne doit pas nous faire perdre la raison

, par Alexandre Godonaise

Ukraine : l'émotion ne doit pas nous faire perdre la raison
Avion de transport militaire conçu par Airbus (crédit : Pixabay)

OPINION : L’agression de l’Ukraine par la Russie a uni, sûrement comme jamais, les Etats-membres de l’UE. Toutefois, en promettant de livrer des armes à l’Ukraine, l’UE s’est aventurée, sous le coup de l’émotion, dans un terrain fort glissant.

Commençons cette tribune par un préalable devenu incontournable : la Russie est l’entière responsable de l’agression unilatérale menée contre l’Ukraine. Aucune raison de long terme, aucun désaccord avec un bloc opposé, aucune faiblesse d’un Etat frontalier, aucune ère passée de civilisation commune, ne justifie le retour du recours à la force comme moyen acceptable de règlement des désaccords. L’agression doit-elle mener à une condamnation de la part de la communauté internationale ? Oui, sans aucune réserve. Au-delà même de la condamnation morale de l’utilisation de la violence, l’un des principes cardinaux de la démocratie libérale, le droit des peuples à disposer d’eux-même, implique que l’on ne peut accepter de voir un peuple soumis par la brutalité d’une invasion. Dans ce contexte, les deux premières réactions occidentales, protestations morales, puis sanctions financières, sont aussi réalistes que justifiées. Elles participent de l’arsenal légitime à disposition des Occidentaux, en montrant leur soutien moral au peuple ukrainien en lutte, puis en resserrant le goulet d’étranglement autour de la Russie, ce qui à long terme devrait mener à l’effritement de la position de Vladimir Poutine. Il convient toutefois d’analyser la réaction spécifique de l’Union Européenne, qui n’aura pas manqué de surprendre par sa capacité à se serrer les coudes. Pour la première fois peut-être dans son histoire, l’UE aura réagi extrêmement rapidement à un événement extérieur. L’Union a également effectué un nouveau saut qualitatif après le “moment hamiltonien” de juillet 2020 et l’endettement commun pour financer le plan de relance. Toutefois, faut-il applaudir des deux mains toute initiative européenne au nom de la défense de ses principes ? Cette tribune défendra le point de vue que non, et que l’Europe s’engage, sous le coup de l’émotion, sur un chemin parsemé d’embûches.

Contre la diplomatie de l’émotion

L’Ukraine tient actuellement une position diplomatique double. Le Président Zelensky a fait savoir qu’il pouvait mettre dans la balance, pour obtenir l’arrêt des combats, un statut de neutralité pour l’Ukraine. Dans le même temps, il a répété plusieurs fois sa volonté de devenir un Etat membre de l’UE, allant même à le déclarer ce mardi devant le Parlement européen. Le Parlement a applaudi chaudement cet appel, même s’il semble que l’Ukraine ne pourra pas bénéficier d’une dérogation pour accéder au statut de membre rapidement. Mais est-ce là une attitude raisonnable du point de vue de l’urgence de la situation ? Une analyse réaliste, et, je le concède, froide, se doit d’ériger des objectifs. Le plus urgent, comme le plus essentiel d’entre eux, doit être le cessez-le-feu immédiat. Il semble que la Russie n’hésite pas à frapper indistinctement civils et militaires, et le bain de sang doit s’arrêter au plus vite. Toutes les options doivent être mises sur la table, pour qu’une telle armistice menant à la fin des combats soit acceptable par les deux parties. Soyons clairs : les Russes assimilent toute intégration de l’Ukraine à l’UE comme un geste hostile à leur égard, puisque rapprochant l’Ukraine du giron atlantiste au détriment du giron russe. Face à de tels horizons Vladimir Poutine n’acceptera probablement pas un arrêt des combats. L’adhésion à l’UE semble donc offrir une perspective à l’Ukraine qui pourrait bien créer davantage de problèmes qu’en résoudre. Les solutions consensuelles et de court-terme doivent passer avant les visions de long terme, qui interviendront au moment des négociations de paix. En soutenant ouvertement une adhésion de l’Ukraine par une posture diplomatique de l’émotion, il me semble que l’UE agit en réalité contre les intérêts immédiats qu’elle prétend défendre. La réaction européenne démontre toutefois à qui en doutait encore que l’UE est une institution supranationale dotée d’une volonté propre. Sa réaction rapide sur la prise de sanctions économiques, et sa décision unilatérale de fournir des armes à l’Ukraine en prenant sur le budget du fonds européen pour la paix, témoigne que l’Union évolue désormais comme un organisme s’émancipant de la seule volonté des Etats-membres la composant. L’on ne peut s’épargner d’analyser ce changement de braquet, à la lumière des questions politiques que cela soulève. La politique de sécurité et de défense commune a été récemment complétée par la facilité européenne pour la paix, au titre de laquelle seront livrées des armes à l’Ukraine. Mais l’esprit européen autorise-t-il l’Europe à se livrer à l’escalade guerrière que les Russes alimentent ? De quels moyens concrets l’Europe dispose-t-elle pour défendre ses intérêts et ses principes sur le plan militaire ?

Historiquement, l’arsenal des démocraties finit belligérant

En empruntant ce chemin, l’UE suit, d’une certaine manière, le rôle joué par les Etats-Unis lors des deux conflits mondiaux, en prétendant armer les démocraties luttant pour leur survie. Il y a là une posture hautement morale que d’aider les peuples libres à résister à la tyrannie. Mais l’histoire des guerres mondiales nous apprend aussi que l’arsenal des démocraties est entré à chaque fois de plein pied dans les conflits, alors même qu’il ne comptait pas s’en mêler militairement. L’Europe apparaîtra aux yeux de l’ennemi comme cobelligérant, puisqu’armant un belligérant. Cette posture est extrêmement précaire, car le Kremlin a déjà plusieurs fois brandi la menace nucléaire pour quiconque tenterait de s’opposer à lui. L’UE a-t-elle les moyens, et intérêt à entrer dans cette surenchère ? La question de la dissuasion nucléaire sous-tend en réalité toute la dimension diplomatique de la crise que nous observons. On ne peut traiter avec la Russie comme avec une puissance exclusivement conventionnelle. Or l’attitude de l’UE sur ce point est assez ambiguë. Nombre de dirigeants et d’élus pointent publiquement le fait que Vladimir Poutine serait devenu fou, perdant contact avec la réalité, notamment en prétendant qu’un génocide serait en cours contre les populations russophones. Prenant au pied de la lettre les allégations de folie psychique contre Vladimir Poutine, il apparaît extrêmement contradictoire de prendre le risque de se lancer dans la surenchère nucléaire. La dissuasion repose essentiellement sur la rationalité des acteurs, et le manquement à la raison d’un des deux camps peut conduire à la guerre totale. Sommes-nous donc prêts à assumer l’escalade en comptant sur la rationalité de celui que d’aucuns présentent comme fou ? L’escalade n’est pas une conséquence marginale d’une situation politique donnée. C’est une menace pour l’existence des peuples, et malgré sa nature “d’arme de non-emploi”, la force nucléaire ne doit jamais être brandie de manière offensive. Un accident, une faute de communication peut déclencher, même de manière accidentelle, la guerre totale. Chaque parole et chaque acte doivent donc être mesurés à l’aune de cette perspective, en considérant que les Russes menacent explicitement d’utiliser l’arme de manière offensive (alors même qu’une forme de consensus existait sur une utilisation de l’arme comme moyen de défense uniquement). S’ils ont moralement tort, la situation commande de ne pas avoir une lecture morale, mais uniquement rationnelle de la situation, et faire baisser la pression en cherchant dès que possible un moyen de règlement pacifique des différends.

Questionnons les moyens de nos ambitions

L’Europe vit un moment de redéfinition du rapport de ses moyens et de ses ambitions. Jamais le besoin de paix dans un monde dangereux n’a paru aussi urgent. Pourtant, le logiciel de l’Europe n’est pas adapté à la réalité de la situation actuelle. Le choix d’armer un allié résistant à un adversaire surarmé et surpuissant pourrait, version faible, bloquer des négociations visant un cessez-le-feu le plus rapidement possible ; ou version forte, lancer le continent dans l’escalade vers une guerre désastreuse car mettant en péril l’humanité toute entière. Il est louable que l’Union se fixe pour mission de sauvegarder et d’exporter la démocratie et les Droits de l’Homme. Mais dans le cas de l’Ukraine, il ne s’agit pas là d’un objectif que l’on peut raisonnablement espérer atteindre ni par les incantations, ni par la logique guerrière. Vladimir Poutine a probablement fait une erreur en attaquant l’Ukraine, car son pays sera étranglé économiquement, et son pouvoir pourrait se désagréger. Jouons sur cette carte pour tenter de sortir en douceur de la crise. A tenter d’accabler la bête blessée, celle-ci en deviendrait encore plus dangereuse, et nul ne sait jusqu’où elle pourrait aller. Il ne peut y avoir qu’une demi-victoire en sauvant la neutralité ukrainienne, ou bien le chaos total. Choisissons la solution raisonnable, quitte à ajourner les désirs d’Europe de l’Ukraine. Et enfin, questionnons plus largement la pertinence de la logique guerrière pour défendre nos valeurs. Les exemples historiques d’exportation de la démocratie, ou de lutte contre la tyrannie, ne plaident pas pour une Europe basculant dans une logique interventionniste : Afghanistan, Irak, Libye, Syrie,... Assumerions-nous de nous retrouver embourbés dans un conflit pour plusieurs années, ou décennies ? Si nous sommes tant convaincus de la supériorité de nos valeurs, au point de souhaiter les voir appliquées à tous les peuples de la Terre, sachons les en convaincre en les leur proposant. A la capacité de conviction doit se coupler le réalisme géopolitique : chaque prise de risque dans la défense de nos valeurs doit se faire dans la maîtrise des conséquences potentielles sur notre espace. En somme, si l’Europe fait aujourd’hui montre d’un vigoureux sursaut moral et politique, je ne suis hélas pas certain que les décisions prises sous le coup de l’émotion soient profitables à la paix du peuple ukrainien, ni à la sécurité des peuples européens.

Les opinions présentées dans cette tribune sont celles de l’auteur de l’article et ne représentent pas celles du Taurillon.

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom