Ukraine : quels risques pour les câbles sous-marins ?

, par Hadrien Hugon

Ukraine : quels risques pour les câbles sous-marins ?
Bateau militaire / Source Unsplash

À l’heure où nous vivons entourés d’appareils connectés et de flux de données, il est temps de rappeler que nos smartphones dépendent finalement bien peu des satellites, qui ne totalisent que 0,37% du trafic Internet total en 2021. Les 99% restants sont assurés par les lignes sous-marines, centre depuis quelques années d’une guerre d’influence hybride. À l’heure du conflit ukrainien, et alors qu’en 2014, la Russie avait déjà coupé les câbles ukrainiens, la question des risques relatifs aux câbles sous-marins s’impose soudain avec force en Europe.

Essor rapide et dépendance inévitable

Le premier câble sous-marin est posé en 1851 entre Douvres et le Cap Gris-Nez, permettant aux bourses de Londres et Paris d’être en contact quasi simultané. Déjà en 1902, des câbles trans-pacifiques relient San Francisco à Shanghai et en 1988, la ligne à fibre optique TAT8 reliant la France, le Royaume-Uni et les États-Unis est déployé. Entre 1992 et 2016, les câbles ont vu leur débit de données passer de 100 à 26 600 gigabits par seconde, soit une multiplication par 23 millions !! Aujourd’hui, c’est plus de 450 câbles pour près d’1,3 million de kilomètres qui assurent le bon fonctionnement de nos sociétés occidentales, qui en sont totalement dépendantes.

Ils courent au fond de l’Atlantique, principalement entre le continent américain et l’Europe, par plusieurs milliers de mètres de fond, où ils ne sont pas plus épais qu’un tuyau d’arrosage. En approchant des côtes, ces câbles sont réunis dans de nombreux de hubs comme en Cornouailles ou à Marseille. Or, cette extrême concentration géographique les rend particulièrement vulnérables comme dans le cas de l’Irlande, qui voit les trois-quarts des lignes de l’hémisphère nord passer par ses eaux.

Une multitude de risques…

Parmi les nombreux risques auxquels font face les câbles, la menace naturelle est aujourd’hui la plus importante. Le 26 décembre 2006, un tremblement de terre de forte magnitude au large de Taïwan coupe plusieurs câbles passants par le détroit de Luçon et reliant l’île à l’Asie du Sud-Est. Cet évènement suspend plus de 120 millions de lignes téléphoniques, bloquant les échanges bancaires et les bourses régionales sud-asiatiques pendant plusieurs jours. Dans le monde, on recense en moyenne chaque année plus d’une centaine de ruptures de câbles sous-marins, généralement causées par des bateaux de pêche traînant leurs ancres sur les fonds marins à l’approche des côtés. Heureusement, l’Europe reste pour l’instant moins sujette aux catastrophes climatiques.

Non, la véritable crainte des Européens est en réalité à chercher du côté du sabotage délibéré des lignes. Les premières attaques de ce type ont eu lieu en 1898, lors de la guerre hispano-américaine, où elles furent utilisées par les États-Unis pour isoler les Philippines et l’Espagne du reste du monde et contribuèrent fortement à la victoire américaine. Plus récemment, en 2007, des pêcheurs vietnamiens ont coupé un câble sous-marin afin d’en récupérer les matériaux pour les revendre. Le Vietnam perdit alors près de 90% de sa connectivité avec le reste du monde pendant une période de trois semaines. Le problème est qu’aujourd’hui une attaque de ce type est extrêmement facile à réaliser, y compris par des acteurs non étatiques.

Cela pose aussi la question de l’espionnage de ces câbles lorsqu’ils atteignent la terre, dans les « stations d’atterrissage ». Ces hubs permettent un espionnage relativement aisé du flux de données y transitant. Pour cela, pas besoin de plonger vingt mille lieues sous les mers : des capteurs placés au niveau des stations d’atterrissement et le tour est joué. Au Royaume-Uni, les trois points principaux d’arrivée Porthcurno, Bude et Highbridge permettent ainsi l’écoute par les services britanniques de nombreux câbles transatlantiques. En France, c’est la DGSE/DGSI qui écoute les données du Moyen-Orient et du Maghreb arrivant à Marseille. A l’aide de ses navires, la Russie pourrait ainsi se connecter à ces hubs et récupérer des informations sensibles.

La Russie peut-elle couper l’Europe du reste du monde ?

Cela fait écho à un évènement survenu en août 2021 au large de l’Irlande, lorsque le Yantar, un navire russe « océanographique » utilisé pour des missions de renseignement a suivi le tracé des câbles sous-marins de télécommunications reliant l’île aux États-Unis, avec à son bord, un mini sous-marin capable de plonger à 6000 mètres. En février dernier, le navire est à nouveau repéré au sud-ouest de l’Irlande, au niveau des câbles utilisés par l’OTAN.

Le problème ? La majorité des pays européens, n’ont pas les moyens technologiques pour protéger efficacement les câbles à grande profondeur, les robots sous-marins français ne pouvant descendre que jusqu’à 2000 mètres. C’est un angle mort du conflit actuel que la Russie mène contre l’Ukraine mais l’un des plus brûlants, alors que la section des câbles reliant l’Europe au reste du monde pourrait causer des dommages importants, durables et profonds à l’économie mondiale. Car en effet, si les câbles sur près des côtes sont protégés par les eaux nationales, en revanche, « sur le plan du droit international, les belligérants ont une totale liberté d’action en haute mer ».

En bref, saboter un câble sous-marin dans les eaux internationales serait, vu les conséquences, sans aucun doute perçu comme un acte de guerre, mais ne constituerait même pas une infraction au vu du droit international. Le principal problème serait alors que les dommages causés le sont souvent de manière irrémédiable car il est impossible de réparer de telles pannes à 3000 mètres de profondeur. La seule solution de redéployer de nouveaux câbles prendrait du temps. La Russie dispose donc, sinon de l’envie, du moins des moyens de frapper durement l’Europe avec des conséquences catastrophiques. Cependant, Bernard Barbier, ancien Directeur technique de la DGSE rappelle que pour impacter durablement l’Europe, il faudrait que « Moscou sectionne au moins une dizaine de câbles » et que « si tel était le cas, cette agression serait considérée comme un acte de guerre par l’Otan ».

Quels conséquences pour l’Europe ?

Pour reprendre les mots du maréchal Peach en 2017, alors qu’il était président du comité militaire de l’Otan, « la perturbation, par des coupures de câbles ou leur destruction, fracturerait immédiatement et de façon catastrophique à la fois le commerce international et tout usage d’internet ». Cela concerne aussi le black-out électrique généralisé, causé par la section des câbles électriques sous-marins permettant d’acheminer de l’électricité d’un pays à l’autre.

La disruption de plusieurs d’entre eux pourrait priver de larges parts de l’Europe d’électricité sur de longues durées. Dans le cas de la France, il suffirait qu’au moins quatre des 51 câbles sous-marins reliant le pays au reste du monde soient coupés pour paralyser l’Hexagone. La deuxième conséquence pourrait être un chaos financier alors que plus de 10.000 milliards de dollars passent par ces lignes sous-marines chaque jour, notamment via le système SWIFT (soit 4 fois le PIB français). Enfin, des renseignements sensibles pourraient être détournés et l’Europe pourrait même se retrouver coupée du reste du monde.

Quelles mesures prises face aux risques ?

Quelles sont donc les mesures prises à l’échelle européenne pour répondre à ces risques croissants pour la sécurité du continent ? Dans son plan d’investissement « France 2030 » annoncé en novembre 2021, Emmanuel Macron a pris la décision de mener une « inspection de sécurité » de « toutes les infrastructures françaises ». Deux milliards d’euros seront consacrés sur cinq ans pour cette mission avec l’objectif pour la Marine française de descendre à 6000 mètres de profondeur d’ici 2025 en développant un robot sous-marin (ROV) et un drone (AUV).

De son côté, alors que l’Union semble se concentrer de plus en plus sur les menaces de cybersécurité, elle délaissait jusqu’à récemment la sécurité des infrastructures même permettant la bonne tenue de ses communications avec le monde. Mais avec le sabotage des gazoducs, la Commission a opéré un revirement le 5 octobre dernier à Strasbourg, lorsque madame Von der Leyen a évoqué « l’intérêt de tous les Européens de mieux protéger les infrastructures stratégiques » et la nécessité d’agir pour ces « secteurs à haut risque ». Dans son discours, elle a fait référence aux câbles sous-marins, et a fait des propositions pour les protéger parmi lesquelles des tests, devant être effectués pour repérer les points faibles sur le réseau, ainsi qu’un renforcement de l’utilisation des satellites de surveillance et de la coopération avec l’OTAN.

Ainsi, alors que les tensions internationales atteignent des sommets, s’impose désormais la création d’un programme européen à même d’augmenter les opérations de dissuasion des attaques de ces infrastructures et dans le même temps de développer une capacité de construction et de réparation à la hauteur des enjeux. Dans le même temps il est temps de voir émerger un « Airbus des câbles sous-marin » alors que les Gafam deviennent de plus en plus puissants dans le secteur, allant jusqu’à avoir leurs propres lignes privées comme celle. Ainsi le câble Dunant, qui relie la France aux États-Unis, appartient-il aujourd’hui en totalité à Google et pourrait permettre à l’entreprise de perturber les flux de données, voire de les interrompre dans un scénario de conflit.

Aujourd’hui, alors que les kilomètres de câbles sous-marins permettent une connexion rapide et simultanée d’une partie croissante du globe mais nous rendent aussi dans le même temps de plus en plus vulnérables, un sabotage des câbles Internet ou électriques pourrait être catastrophique et considérés comme un acte de guerre. Le récent sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 confirmé par la Suède vient nous rappeler qu’alors que les tensions entre la Russie et l’Occident sont à leur paroxysme, cette menace est désormais envisageable. L’Europe en prendra-t-elle la mesure à temps ?

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