Meurtre de la journaliste Daphne Caruana Galizia : Une Europe de la liberté n’a pas de nom sans justice

, par Axel Guihard

Meurtre de la journaliste Daphne Caruana Galizia : Une Europe de la liberté n'a pas de nom sans justice

Deux frères condamnés à 40 ans de prison pour le meurtre de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia : Quarante années de prison pour un élan de fraternité criminel, tuant la journaliste qui avait fait le choix de se risquer à couvrir la corruption

La Justice de la Valette, siégeant au sud de la Sicile et au nord de la Lybie dans la capitale maltaise, s’est prononcée le quatorze octobre dernier au sujet de l’assassinat de la journaliste d’investigation et blogueuse maltaise Daphné Caruana Galizia [1]. Pour les frères Degiorgio, ayant fabriqué et fait exploser la bombe placée dans le véhicule de la défunte journaliste le 16 Octobre 2017, la sanction est lourde. Plus de trois années d’investigations et d’enquêtes ont été nécessaires pour identifier les commanditaires de cet acte. Il n’en demeure pas moins que trois autres individus présumés coupables sont en attente de jugement.

Mourir pour sa plume et les droits de l’Homme

Loin d’être la première affaire au sujet de laquelle la liberté de la presse est mise à mal, celle-ci a encore résonné en Europe, à raison des mobilisations qu’elle a suscitée ces dernières années et des affronts qu’elle aura pu causer. Assassinée à Malte dans son propre véhicule, à la suite de l’explosion d’une bombe placée volontairement en octobre 2017, Daphné Caruana Galizia est depuis devenue le symbole d’une lutte européenne visant à réaffirmer la nécessité de préservation des garanties à donner en faveur de la liberté de la presse sur le continent, et plus particulièrement au sein de l’Union ; ce que la Convention européenne des Droits de l’Homme nomme également : une “composante essentielle de la liberté d’expression”.

Être journaliste d’investigation pour lutter contre la corruption à Malte lui aura valu autant de notoriété et de reconnaissance pour la vertu de ses engagements, qu’une atteinte directe et sans retour à sa propre vie, cela malgré ses sollicitations récurrentes auprès des autorités afin que soit mise en place une protection renforcée de sa personne en raison de ses activités journalistiques. Écrire et agir pour autant de vérité que de justice est une voie aussi dangereuse que louable, d’autant plus si le climat d’impunité dans lequel cette affaire fut noyée durant plusieurs années a valu à l’État maltais un coup de projecteur lui étant défavorable, en raison du non respect de ses obligations en matières de droit de l’Homme.

Corruption et gros poissons dans le viseur

Notre froide réalité et sa complexité peuvent laisser la porte ouverte aux manœuvres les plus contradictoires pour qui est aux commandes. Des actes aux fins malhonnêtes sont parfois minutieusement cachés au grand public. Notamment pour qui sait s’y prendre avec tact, rigueur, et fourberie. Mener une investigation, aussi sérieuse que celle portant sur les questions de la justice, nécessite pour tout intéressé de savoir regarder dans la bonne direction. Ce qui comporte de nombreux risques car ce profond désir de lever le voile sur des mensonges, peu importe leur nature ou leur ampleur, n’est pas l’apanage du quotidien de chacun. D’où l’importance d’avoir des personnes engagées qui souhaitent intervenir avec force et voix, lorsqu’un doute légitime sonne l’alarme d’un risque d’atteinte forte à nos libertés fondamentales. Pour ceux qui se lancent dans cette aventure, cela demande aussi bien du courage que de savoir avancer dans l’obscurité, afin d’y retrouver un brin de lumière, au sein des tumultes de la sphère politique.

Il s’agit aussi de pouvoir faire face aux oppositions de tout type, et dans notre cas, au navire politique dans lequel les chercheurs de vérité s’inscrivent et s’engagent. Dans une telle configuration, tout dépend de qui est à la barre, de ses modes d’actions, ainsi que du climat qu’il instaure et dans lequel il navigue. Un ou une porte-parole de la justice -et de la justesse- doit faire fi de ces tempêtes pour tenter de garder son cap, quitte à sombrer dans sa quête, avec son trésor d’investigation. En l’occurrence, en ce qui concerne le cas Maltais, Daphne Caruana Galizia était sur le point de découvrir un certain nombre de dossiers gênants concernant le pouvoir politique, notamment le directeur de cabinet du premier ministre de l’État, Keith SCHEMBRI. Madame Galizia avait déjà contribué à souligner publiquement des cas de corruption via son blog, ce fut l’affaire de trop à la conséquence terrible. Ce qui fut offert aux commanditaires, à la suite de la mise à terme de la protection policière, était l’ouverture d’une véritable fenêtre d’opportunité pour de tels actes. Lorsque politique et affaires ne sont que trop liées, prendre des risques est sûrement une des seules solutions permettant autant de savoir se faire entendre et faire valoir ses droits, que de savoir se laisser emporter et convaincre au quotidien par notre penchant humaniste pour l’égalité, le respect et l’honnêteté.

Un effet de crise aux lourdes conséquences

L’assassinat a suscité un tollé au sein de la société maltaise. Une fois les liens de responsabilité et de causalité établis à l’égard des proches du pouvoir politique, ce sont autant de virulentes critiques que de mouvements de protestations qui se sont constitués. Alors que Malte, connue pour son tourisme et ses services financiers, n’avait jamais connu de vagues protestataires notoires jusqu’alors, ce sont des appels aux démissions au sein des instances du pouvoir en place qui ont ébranlé une partie de la société civile maltaise et, in fine, l’Europe toute entière. Les insultes dont la journaliste avait pu être la cible par une partie de la population en faveur des responsables politiques ciblés, proférées avant son assassinat, se sont tues. Notamment au regard de la quarantaine de dépôts de plaintes pour diffamation dont elle avait été la cible. Celles-ci ont laissé leur place à une demande de vérité, dans l’attente et la crainte des tensions conséquentes à de telles suspicions devenues révélations.

La durée de la crise engendrée n’a d’ailleurs pas été en berne, du fait de l’émergence d’une tension politique et constitutionnelle majeure. Le président en place, George VELLA, n’a pas été épargné par les accusations de patience malvenue relativement à la latence qui a été sienne jusqu’à sa décision de défaire de le Premier ministre. Ce n’est effectivement qu’après deux semaines d’intenses manifestations demandant la démission de Joseph MUSCAT, en place depuis 2013, que ce dernier s’est vu forcé d’annoncer son départ. Il était en l’espèce, accusé d’avoir protéger ses proches dans l’affaire ayant conduit à l’assassinat car, sur le banc des accusés, trois de ses plus proches collaborateurs ont pu être recensés, dont son chef de cabinet Jorgen FENECH ; ce dernier avait démissionné quelque peu avant son supérieur, ainsi qu’à la même date que celle du ministre du tourisme Konrad MIZZI.

A l’échelle européenne, ce n’est ni l’insensibilité ni le silence qui furent l’objet de l’attention. Au-delà de l’atteinte sans retour aux libertés fondamentales de son socle de valeurs, celui de nos démocraties, c’est bien l’obligation de commencer à considérer avec sérieux la hausse des cas de corruption et de financement des partis politiques qui a suscité les réserves de Bruxelles. Le pluralisme politique, l’égalité et la transparence de la vie publique sont aussi de véritables bastions à défendre afin de pérenniser au mieux le projet des fondateurs du projet européen, apporter la paix et la sécurité tout en garantissant autant de libertés que de droits individuels à chacun des ressortissants de ses États membres. L’Europe sans désir ni garanties de liberté n’est pas ; et c’est en ce sens que la Commission européenne s’était annoncée, dès 2017, devenir d’autant plus vigileante sur ces points, en matérialisant ses paroles par des actes afin de veiller -sur son territoire- à l’indépendance aussi bien de la justice, que de la politique et de ses financements. Le système judiciaire de Malte s’est à l’occasion révélé être quelque peu plus obscur que pensé, car objet de manœuvres que l’on n’aurait pu imaginé possible sur le territoire européen. C’est désormais à l’Union d’exiger une parfaite transparence des affaires publiques et le suivi de ces mesures par les autorités maltaises

La liberté s’arrête là où commence celle des autres

L’esprit de la justice promu par le socle de valeurs démocratiques qui unit chaque citoyen européen à l’Union Européenne ne saurait être qu’un mot gravitant dans la bouche de chacun, sans substances. Il n’est pas une seule affaire de magistrats et tribunaux. Juger avec courage, honneur et volonté, l’existence d’autrui via des textes est un acte bon et loyal. Cependant il doit être dépassé pour toucher à l’essence d’un esprit. La justice et la liberté sont avant toute chose une affaire humaine. Elles ne sauraient être pensées, appliquées, ou portées, sans que des hommes et des femmes souhaitent leur donner vie à travers leurs actes et leurs paroles. Dès lors, l’affaire de la journaliste Daphné Caruana Galizia ne pourrait rester sous silence. Elle a usé de sa liberté pour demander Justice. Justice pour ses concitoyens, justice pour son pays, justice pour sa communauté d’appartenance, justice tout simplement. Si elle a su défendre ces valeurs, celle de l’Europe, pour le bien d’autrui, cela lui serait déshonorant de ne pas voir sa volonté première comme universelle. Elle était libre, mais surtout libre de le devenir en se battant pour que celle des autres soit l’égale de la nôtre. Être Européen n’est pas qu’un titre, c’est porter haut cet esprit.

Le plus regrettable dans cette affaire est sûrement le choc produit par de tels évènements et de telles révélations. Le sol européen est avant tout uni par ce qui le compose : des démocraties libérales ayant chacune leur diversité, mais faisant leur force. Pour la plupart des citoyens de l’Union européenne, ce qui aurait pu être la nécessaire résonance d’un discours et d’un acte fort n’est sûrement qu’une hypothétique crise noyée dans celles du quotidien. C’est pourtant ici une image, un symbole et une vie qui ont été perdus.

Oui la justice est à l’œuvre, et nulle condamnation ne devrait être prise comme acte de jugement moral à l’encontre d’un prévenu. Cependant, même s’il n’est pas non plus question de glorifier la victime comme martyr -son engagement initial ne demandait probablement pas de pitié- il s’agit de reconnaître la force d’un système et d’une Union qui tente de sauver ce qui peut l’être, par l’action et le soutien, sans ingérence. Si le doute et l’opacité supplantent les actes, quel affront ! Quel écho peut-on espérer d’une position prise sur cette affaire si ce n’est celui du cri d’une goutte d’eau dans un océan d’information ? Ce n’est ni une tribune, ni un plaidoyer, mais l’expression d’une opinion attachée à l’importance des mots et des maux de notre époque. Dès lors, que justice se fasse et que la stabilité maltaise puisse revenir à son embonpoint, car au prix d’une vie se libère sûrement la politique d’un pays et un silence ravageur pour tout citoyen qui aurait été dupé par celles et ceux qu’ils envoient eux-même au pouvoir. Une démocratie restera la souveraineté d’un peuple et de son pouvoir d’agir ou de dire, pas celle d’opportunistes qui prétendent nous représenter pour mieux savoir se lotir pour leurs intérêts propres.

Notes de fin pour Daphné

Il y a des corrompus partout. La situation est désespérée". Ces mots sont les derniers que l’on a pu lire sur le blog de la défunte. En dehors de toute théâtralisation, s’il faut remettre les pendules à l’heure et sonner le temps de la sincérité, ils sont l’expression des derniers espoirs d’une conviction profonde. Convaincue de ses choix, convaincue de ses actes et de ses valeurs ; si les corrompus sont partout et que la justice n’est pas de ce monde sauf pour ceux qui cherchent à s’en prévaloir avec autant de tact que d’honneur, elle aura été une de celles que l’on peut laisser entrer dans l’Histoire avec grâce pour la bonté de sa croisade contre le manque de transparence qui, dès 2013, lui avait valu une arrestation temporaire pour avoir manqué à son devoir de réserve à la veille des élections générales, ainsi qu’en 2016 quand elle contribua à révéler quelques documents afférents à l’affaire des panama papers.

Pour ce qui concerne Malte, son degré d’ouverture et d’attachement à la liberté d’expression, sans rappeler l’entièreté des causes de sa part de responsabilité dans cette affaire, considérons le net recul d’indice de liberté de la presse dont l’État a été sujet, au regard des travaux de classement effectués à ce sujet par l’organisme Reporters sans Frontières. Là où en 2017 il était placé à la 47ème place des plus ouverts et respectueux de cette liberté -un positionnement équivalent à celui des États-Unis en 2021-, c’est aujourd’hui à la 78ème place que l’on peut le retrouver. Un net recul oui, qui doit cependant prendre en compte les légères avancées constatables en une année seulement. Ce drame restera ancré, ses conséquences plus difficiles à réguler.

Notes

[1Site internet de la défunte journaliste, blog internet “Running commentary”, en ligne : https://daphnecaruanagalizia.com/

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