Variations sur le thème de la différence culturelle

, par Jean-Luc Lefèvre

Variations sur le thème de la différence culturelle

De nos différences nationales, de nos spécificités, de notre « exception culturelle » même, il est encore très souvent question en Europe après un demi – siècle d’ « intégration ». ! Tout cela pour mieux asseoir son ego sur la scène politique internationale, sans trop s’exposer aux contraintes d’une solidarité que l’on a pourtant ratifiée en grande pompe. Tout cela parce que l’appartenance nationale, l’alignement des corps par l’armée, des esprits par l’école et des curiosités par la presse, disait de Rougemont, demeure solidement enracinée dans la culture de nos élites politiques. Faut-il s’en étonner ?

Pendant plus de deux siècles, tous les habitants de notre « petit cap asiatique » [1] ont subi un lavage de cerveau qui les a rendus amnésiques d’une autre appartenance, moins confinée et plus aérée, bien antérieure à nos états – nations qui ont envoyé à l’abattoir consenti des cohortes entières de leurs citoyens [2] . Tous ont été frappés par le virus du nationalisme, mais nous attacherons ici plus particulièrement à l’Hexagone.

L’école sous les drapeaux

Partout en Europe, l’école obligatoire a été conçue et organisée dans le cadre de l’état national : il convenait de façonner de dociles citoyens. Partout en Europe, les « maîtres », parfois, qualifiés de « hussards », ont été les courroies de transmission d’une idéologie nouvelle, construite de toutes pièces, et chargés d’éradiquer les langues régionales. Dans cette « logique », le vocabulaire se fait l’arbitre des émotions collectives. Jusqu’il y a peu, un dictionnaire largement répandu en francophonie proposait aux écoliers deux définitions différentes d’un mot issu d’une même racine grecque (philia) ; comme par hasard, le français seul peut susciter de l’amitié, pas l’allemand ou l’anglais – de la sympathie, tout au plus. Dans cette « logique », on peut être anglophobe (ressentir de l’aversion), francophobe et germanophobe (ressentir de l’hostilité). A chacun son dû à l’aune de Leviathan (Hobbes) !

De cette « logique », les états – membres de l’Union européenne refusent encore de sortir et, frileusement, s’abritent toujours derrière le concept protestant de subsidiarité, très élastique au gré des intérêts du moment, tout en acceptant le principe d’une comparaison internationale des performances de nos systèmes scolaires. Un socle commun des compétences au niveau planétaire est donc implicitement retenu, mais la règle du chacun pour soi l’emporte au sein de ce qu’il est convenu d’appeler une « Union » !

L’Histoire en renfort

Des historiens sont donc convoqués pour servir la « bonne » cause et faire émerger, depuis la nuit des temps, une improbable conscience « nationale » : Vercingétorix, Clovis, Charles-Martel, Charlemagne, Godefroid de Bouillon…, tous rappelés en service, tous embrigadés par une idéologie politique. Sans beaucoup de nuances, d’ailleurs, ni géographiques (les origines familiales mosanes des Carolingiens), ni historiques : à Poitiers, en 732, il s’agissait bel et bien, pour les observateurs de l’époque, comme Isidore le Jeune, de « milites europeenses » !

A l’époque, tout fait farine au moulin de l’indépendance nationale, de l’unité nationale sans cesse menacée (tiens, donc ! la nouvelle « identité » n’était-elle qu’une façade, qu’un trompe - l’œil ?) et de l’union « sacrée » (par qui ? pour qui ? et, surtout, contre qui, sinon tous les autres, tous les différents (« Bellum omnium contra omnes » ?).

On pourrait le croire quand on sait le long silence de l’historiographie officielle autour des fraternisations de Noël 1914 près d’Ieper et des mutineries de Craonne, dont les auteurs ont tous été punis par leur hiérarchie militaire et frustrés du monument aux morts de leur village. On pourrait le croire si l’on se souvient, comme Umberto ECO à contre-courant d’une propagande trop bien orchestrée entre 1914 et 1918, de la germanophilie de Charlus et de Saint – Loup, les héros du « Temps retrouvé » de Proust, alors que, chaque nuit, les zeppelins allemands terrorisent Paris [3].

Un imaginaire collectif sélectif

Dans son narcissisme, l’état–nation a toujours été un spécialiste du trompe - l’œil pour mieux dorer son image. Quelle injonction a-t-il donné à ses pédagogues pour corriger les visions tronquées de l’Histoire ? Pour ramener à de plus juste proportions la part de « génie national » qu’il s’est arrogée, à la manière des anges devenus démons ? En un mot, pour cesser de mentir à ses citoyens ?

Qui se souvient encore en effet des racines flamandes de la tapisserie des Gobelins ? Des racines suisses de l’horlogerie de Besançon ? Des racines irlandaises des alcools de Charente ? Des racines turques du « petit noir » parisien ? Des racines italiennes de la fourchette, du musette et de la haute couture ? Des racines wallonnes des fonderies de cloches et de canons en Champagne et à Tours ? Des racines prussiennes de la solidarité, de l’origine des ingrédients en cuisine ? Qui se souvient encore de l’A.D.N. du vocabulaire de notre belle langue française ?

L’Etat – nation, nouveau Darwin ?

De cette éducation toute schizophrénique, nous avons conservé un sens inné du repli sur soi, de la souveraineté nationale, de la « préférence nationale » : « Achetez français - Achetez local » ! Tout cela, au mépris de la réalité d’hier et d’aujourd’hui : jamais une culture n’a survécu et n’a prospéré en ses frontières, dans le « pré carré » de sa suffisance et son autarcie ! Tout cela, surtout, au mépris de la réalité de demain : que pèsera l’état national dans le monde avec pareilles recettes éculées ? Après avoir éradiqué les cultures régionales, après avoir trop souvent conduit ses enfants à la mort , comprendra-t-il un jour que le moment est venu pour lui d’admettre la renaissance d’une culture commune trop longtemps bâillonnée, et de confier au collège de ses pairs le soin de traiter des compétences qu’il est devenu incapable d’assumer ?

Mots-clés
Notes

[1Paul Valéry, seconde lettre de La crise de l’esprit, 1919

[2Une moyenne journalière de vingt mille victimes civiles et militaires tuées, disparues, et mutilées entre 1914 et 1918

[3L’Espresso, 22 octobre 2013, cité dans le Courrier International n°1202 des 14 – 20 novembre

Vos commentaires
  • Le 25 janvier 2014 à 17:50, par Laurent Techer En réponse à : Variations sur le thème de la différence culturelle

    Une mise au point bien utile en ces temps de repli sur soi. La conscience européenne n’est pas relayée par nos élites politiques ou économiques, qui continuent de conduire leurs actions au nom du seul intérêt national, manifestement plus porteur en terme électoral. Je ne peux que souscrire à l’idée que cette conscience européenne ne peut émerger qu’au travers de l’éducation, et de la culture en général. C’est là que sont les vrais leviers d’actions pour faire changer les choses... Encore faut-il que ces idées soient portées et je suis ravi que « Le Taurillon » que je découvre depuis peu, s’en fasse l’écho.

  • Le 25 février 2014 à 02:51, par Ferghane Azihari En réponse à : Variations sur le thème de la différence culturelle

    Un excellent article qui rappelle que la Nation est une construction idéologique par définition artificielle contrairement à la prétendue immanence défendue par cette philosophie irrationnelle qu’est le nationalisme. Parce qu’il s’agit d’une construction culturelle, la dépasser n’est pas une hérésie. Cela s’appelle le progrès.

  • Le 25 février 2014 à 22:44, par tnemessiacne En réponse à : Variations sur le thème de la différence culturelle

    @ Ferghane Azihari

    Ne confondez pas vous avec transcendance ?

    Transcendance est ce qui s’impose à nous en dehors de notre volonté quand l’immanence est notre imaginaire qui peut être manipulé qui travaille. Curieuse cette distinction entre immanence et transcendance nan ?

  • Le 26 février 2014 à 11:48, par Ferghane Azihari En réponse à : Variations sur le thème de la différence culturelle

    Les deux sont acceptables mais là n’est pas la question en fait. Il s’agit plus de démystifier le fait national et de mettre en évidence son historicité plutôt que de débattre sur l’immanence et/ou la transcendance de celui-ci.

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom