Vers un retour du tragique dans les Balkans : Bosnie-Herzégovine, une situation qui dégénère

, par Clara Massé

Vers un retour du tragique dans les Balkans : Bosnie-Herzégovine, une situation qui dégénère
Pont de Stari Most, symbole de l’union bosnienne Source : Pixabay

Alors que le monde, et en premier lieu l’Union européenne, a les yeux rivés sur la guerre en Ukraine, un autre territoire, pourtant bien ancré en Europe, risque, lui aussi, de succomber aux fièvres de l’histoire. Le 10 décembre 2021, le Parlement de la Republika Srpska ou République Serbe de Bosnie a approuvé la motion sur le processus de retrait de la République Fédérale de Bosnie-Herzégovine et donne au gouvernement fédéral jusqu’au 10 juin pour ébaucher la séparation. La paix durement acquise, mais jusqu’ici maintenue malgré des tensions toujours présentes, est plus que jamais fragilisée. Alors, après l’Ukraine, serait-ce au tour de la Bosnie-Herzégovine de s’enflammer, menaçant la stabilité du pays, de l’Europe et de tout le continent européen ?

Les accords de Dayton : une paix fragile à l’origine des tensions

Pour comprendre les tensions actuelles en Bosnie-Herzégovine, il convient de revenir aux Accords de Dayton (1995) mettant fin aux combats interethniques dans le pays et s’inscrivant dans la guerre en ex-Yougoslavie (1991-2001). Cet État fédéré, multiethnique et multireligieux est composé des populations Serbes, Croates et Bosniaques, respectivement majoritairement orthodoxes, catholiques et musulmanes. Il est administré par les entités fédérales de la Republika Srpska et de la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Une présidence tripartite est assurée par un représentant serbe, un croate et un bosniaque. La moindre tension risque donc d’ébranler cet équilibre ethnico-institutionnel des plus complexes au monde. C’est ce qu’a fait le vote de décembre 2021, culmination de la politique ethno-nationaliste de Milorad Dodik, ancien Président de la Republika Srpska et actuel membre de la présidence collégiale. Cela ferait de l’entité fédérée serbe une République autonome, éventuellement rattachable à la Serbie. Enfin, les nationalistes croates posent eux aussi leur ultimatum : la loi électorale doit être réformée pour que seuls les Croates élisent le représentant croate, sans quoi ils menacent de boycotter les élections présidentielles et parlementaires d’octobre 2022 et de créer leur propre entité indépendante. Ces aspirations autonomistes, frontalement opposées aux volontés centralisatrices des Bosniaques, population majoritaire, mèneraient dans les deux cas à l’éclatement du pays.

Guerre en Ukraine : entre réveil d’une mémoire traumatique et menace russe

Effroi, peur et sidération, les Bosniens, habitants de la Bosnie-Herzégovine, comme le reste du monde, restent suspendus aux nouvelles d’une guerre à seulement une heure d’avion de Sarajevo, la capitale. Alors qu’ils commémorent son siège, entamé trente ans plus tôt, le 6 avril 1992, la guerre en Ukraine ravive les traumatismes d’un conflit sanglant ainsi que les velléités séparatistes. Ces tensions ethniques ainsi que les incertitudes économiques et l’inflation, ont poussé depuis l’automne 2021, de nombreux habitants à faire des stocks ou encore à quitter l’entité fédérale, voire le pays, une tendance accrue par la guerre en Ukraine. C’est aussi le regard tremblant que certains Bosniens se tournent vers le voisin russe. Les menaces de l’ambassadeur russe à Sarajevo fin février 2022, soutenant que la Russie n’hésiterait pas à « réagir » en cas de rapprochement avec l’OTAN, ont accentué leurs craintes. Un possible échec en Ukraine pourrait pousser l’armée russe à ouvrir un contre-feu dans les Balkans pour déstabiliser encore un peu plus la région et l’UE. Miroir d’une guerre passée ou future, le conflit en Ukraine alimente la peur de l’ouverture d’un second front dans le pays et plus largement dans les Balkans.

La Bosnie-Herzégovine chaudron de l’Europe : risques de guerre ?

La guerre, les Bosniens n’en veulent pas. Pourtant, face à l’agitation de la menace d’un « second front », Josep Borrell, Haut Représentant de l’UE, mettait en garde le 20 février 2022, lors de la conférence de Munich sur la sécurité (MSC) sur une situation « plus préoccupante que jamais », où « les rhétoriques nationalistes et séparatistes se multiplient et mettent en péril la stabilité, voire l’intégrité » de la Bosnie-Herzégovine. Le 28 février, il annonçait le déploiement d’un nouveau contingent de la Force d’intervention rapide européenne (EUFOR) Althéa, mission militaire de l’UE en place en Bosnie-Herzégovine en 2004 et soutenue par l’OTAN. 500 hommes supplémentaires, sur un total de 1 100, sont dépêchés pour maintenir la sécurité du pays après l’invasion de l’Ukraine par la Russie et empêcher ainsi de potentielles déstabilisations de la part de cette dernière. Patrouillant les villes et villages du pays, les soldats tentent de rassurer les habitants et d’éloigner le spectre de la guerre. Néanmoins, si pour l’heure, l’UE se veut rassurante, la menace d’un retour de la guerre est bel et bien présente, qu’elle résulte de tensions ethnoreligieuses internes ou de la Russie.

La Bosnie-Herzégovine : épicentre de tensions géopolitiques entre Est et Ouest

Alors que la guerre en Ukraine cristallise aujourd’hui les tensions entre l’est et l’ouest, la Bosnie-Herzégovine fait, elle aussi, le jeu des grandes puissances. Son démembrement ferait l’affaire de Moscou, menant depuis des années une politique de déstabilisation dans la région. Considéré comme un État tampon aux portes de l’UE, Vladimir Poutine, Président russe, s’oppose à son entrée dans l’OTAN et voit d’un mauvais œil son rapprochement avec l’UE, amorcée par sa demande d’adhésion en 2016. Si les dirigeants européens apportent un « soutien sans équivoque à une perspective européenne pour les Balkans », la Bosnie-Herzégovine n’a toujours pas le statut de candidat. N’en déplaise à Milorad Dodik, qui, invoquant l’occupation nazie, est contre un tel dessin. À l’ONU, il peut compter sur le soutien des présidents russe et serbe, le dernier, Aleksandar Vučić, franchement réélu est proche de Vladimir Poutine. Ce duo russo-serbe, rejoint par la Chine, dont la présence grandit dans la région, notamment au travers des nouvelles routes de la Soie, n’a pas hésité à soutenir la Republika Srpska et à s’opposer au camp occidental. Ces pays ont rejeté en novembre dernier le « rapport de Schmidt » sur la situation en Bosnie-Herzégovine et ont menacé de veto le renouvellement du mandat d’EUFOR si les mentions au Haut représentant n’étaient pas supprimées. Les dirigeants serbes de Bosnie, soutenus par Vladimir Poutine, réclament l’abolition de cette « autorité suprême » instituée par la « constitution de Dayton », et dont les « pouvoirs de Bonn » lui permettent de passer outre les institutions étatiques bosniennes au nom de la sauvegarde des accords. La non-reconnaissance de Christian Schmidt à cette fonction par Vladimir Poutine et Milorad Dodik ainsi que la pénalisation, par son prédécesseur, de la négation du génocide des Bosniaques, perpétré par l’armée des Serbes de Bosnie en 1995, n’a pas manqué de rajouter de l’huile sur le feu. Toutefois, un soutien à l’indépendance de la Republika Srpska semble peu envisageable, Moscou étant déjà largement isolé sur la scène internationale du fait de la guerre en Ukraine, chemin que la Serbie ne souhaite pas suivre.

Un camp occidental et une Union européenne divisée

Cette opposition doit pourtant être nuancée du fait de divisions internes majeures. L’UE n’a pas su condamner la décision de sécession du 10 décembre 2021. Le nationalisme des Serbes Bosniens est en effet soutenu par la Hongrie, la Pologne, la Slovénie et la Croatie, dont certains dirigeants sont connus pour leurs ententes avec Vladimir Poutine. La Slovénie et la Croatie, États issus du morcellement de l’Ex-Yougoslavie, sont particulièrement favorables à une refonte des frontières de la Bosnie-Herzégovine, qui selon eux, n’a aucun avenir européen avec de telles institutions, intrinsèquement dysfonctionnelles. La Croatie soutient ainsi les revendications réformistes et indépendantistes des Croates de Bosnie. Quant à la Slovénie, en avril 2021, un « non-paper » du gouvernement (document exposant des idées, mais dont on ne pourra attribuer la responsabilité) à destination du Président du Conseil européen Charles Michel, redessinant les frontières de la région sur base d’États ethniquement homogènes, avait fuité. Une proposition qui n’a pas manqué de faire réagir les États-Unis, et certains membres de l’UE comme l’Allemagne et la France, soutenant particulièrement les Bosniaques et apportant « un soutien indéfectible à la souveraineté et à l’intégrité territoriale du pays ».

Les discordances entre les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU ainsi que des trois représentants des peuples bosniens rendent illusoire toute résolution pacifique. Pourtant, les volontés sécessionnistes sont loin de faire l’unanimité au sein de la sphère politique et de la population. Plus que tout, cela ravive des souvenirs douloureux chez tous les Bosniens, qu’ils soient Croates, Bosniaques ou Serbes. Indépendamment de ce qu’il se produira dans les mois et années à venir, le sentiment d’une injustice de l’histoire envers ces peuples sera toujours là pour réveiller les fantômes de la guerre.

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