Toutefois, l’Union des 27 fait déjà l’objet de nombreuses critiques, en particulier en raison du manque d’efficacité de son processus décisionnel hérité des communautés européennes du siècle dernier. Ainsi, avec la présidence belge du Conseil de l’Union européenne, intervient une interrogation majeure : devrait-on envisager d’abandonner le principe de l’unanimité dans le cadre de la réforme des traités ?
Le système de l’unanimité : le choix d’une prévalence des intérêts nationaux sur ceux de l’Union
Au temps des Communautés européennes, le système d’unanimité s’est imposé entre les signataires des premières Conventions de manière à permettre une égalité stricte entre chaque Etat. Cependant, au fur et à mesure que les chaises s’ajoutent autour de la table des signataires, les discussions entre les membres se complexifient. Désormais 27, certains craignent que les institutions soient paralysées par des discussions sans aboutissement, surtout dans le cadre d’un élargissement.
Le système d’unanimité concerne le Conseil européen et le Conseil de l’Union européenne – réunissant par session les ministres des pays membres selon les sujets abordés par l’institution – où l’usage prévoit un processus décisionnel fondé sur une recherche constante du consensus. Autrement dit, ce processus implique qu’une décision est admise par les Etats membres dès lors qu’aucun d’entre eux ne s’oppose à son adoption. Cela signifie que l’abstention d’un Etat ne contraint pas le débat. En revanche, chaque Etat dispose d’un droit de veto pouvant bloquer entièrement une décision et à l’encontre de tous. Selon le Professeur Jean Luc Sauron, « ce principe vise à empêcher le retour au rapport de force qui a dominé les relations intra-européennes auparavant » [1] - à savoir la direction par les « grands États » de la politique de l’Union, illustrant ainsi le principe d’égalité entre les membres. Concernant le Conseil de l’Union européenne, le principe d’unanimité concerne tous les sujets jugés sensibles telle que la politique étrangère, la justice, la fiscalité, la modification des traités, … ou encore l’élargissement de l’Union européenne.
Cependant, ce système est largement décrié par certains Etats, notamment la France et l’Allemagne. Le président français Emmanuel Macron ainsi que le chancelier allemand Olaf Scholz ont exprimé leur soutien concernant le projet de réformes des traités, et notamment concernant l’extension de l’application du vote par majorité qualifiée au sein des institutions. Cette volonté est corroborée par un rapport rendu le 19 septembre 2023 par un comité formé de 12 experts français et allemands, défendant également d’accorder une place importante au système de majorité qualifiée. De manière plus modérée, la présidente de la Commission européenne est favorable à écarter le système d’unanimité concernant certains sujets comme le climat, l’énergie, ou encore sur des questions de fiscalité. De plus, au-delà des acteurs politiques, la Conférence sur l’avenir de l’Europe regroupant l’avis de plus de 50 000 Européens s’est aussi prononcé en faveur d’une réforme des traités réduisant l’impact du système d’unanimité.
Les opposants à ce système pointent l’obsolescence de la procédure. Le principe d’unanimité existe depuis la création des Communautés européennes, le nombre de signataires étaient nettement plus propice aux compromis où chaque Etat trouvait son compte. Mais dès lors que le nombre augmente, les intérêts divergents des États s’accumulent, les discussions s’allongent et les résolutions prennent du retard. Une minorité suffit à bloquer des mesures d’ampleur, comme ce fût le cas pour le projet d’embargo sur le pétrole russe avec la Hongrie de Viktor Orbán obstinément opposée à toute entente, et faisant jeu de chantages pour des sujets autrement différents que ceux discutés.
Pour autant, le principe d’unanimité qui a accompagné jusqu’ici les institutions, connait tout de même des partisans. En ce sens, la présidente de la Commission européenne n’a pas oublié de rappeler que l’Union européenne a pu s’unifier en des situations de crises : lors de la pandémie du Covid-19, ou lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le maître de conférences et chercheur Angelos Chryssogelos explique que l’abandon du système d’unanimité aurait un effet hautement défavorable pour l’Union européenne [2]. En effet, les décisions issues d’une unanimité ont un poids évidemment plus significatif et une légitimité plus forte que celles n’étant soutenues que par une majorité qualifiée. Il ajoute qu’en cherchant à obtenir l’unanimité autour d’une décision, les Etats se forcent à admettre une politique plus inclusive et à fortifier l’identité de l’Union. De même que la souveraineté des États serait menacée si une décision de l’UE contredisait leurs intérêts vitaux. Le responsable du bureau de la fondation Robert Schuman, Eric Maurice, admet qu’un « Etat comme la Hongrie n’aurait pas d’intérêt à abandonner l’unanimité dans les affaires étrangères, et un État comme le Luxembourg n’en aurait pas pour celui de la fiscalité. »
Ainsi, le débat concernant l’abandon du système d’unanimité risque (encore) de se prolonger.
Qu’en est-il du système issu d’une majorité qualifiée ?
Le système de majorité qualifiée est introduit dans les textes européens lors de l’adoption de l’Acte unique européen en 1986, concernant essentiellement des décisions relatives au marché intérieur. Puis à mesure que l’Union européenne évolue, la place de ce processus s’étend à de nouveaux domaines tels que l’agriculture, le transport ou encore le numérique. Le traité de Lisbonne en 2007 contribue également à son évolution, à savoir l’intégration des règles de majorité qualifiée notamment au sein du Conseil de l’UE.
Le traité encadre notamment la règle de double majorité, consistant à obtenir un consensus étatique et citoyen. Le Conseil peut ainsi adopter une décision si elle est assumée par 55% de ses membres, et que ces derniers représentent 65% de la population. Cependant, il prévoit également une minorité de blocage consistant à stopper une décision pour laquelle au moins quatre Etats s’opposent et représentant plus de 35% de la population. Ce système est pensé de façon à équilibrer les forces entre les Etats, notamment entre la France et l’Allemagne - les Etats les plus peuplés et le reste des pays membres. Et inversement, ce seuil est également un frein pour les États faiblement peuplé les empêchant de bloquer une décision sans une coalition équilibrée. En réalité, il faut observer que la plupart des décisions législatives issues du Conseil de l’Union européenne sont déjà prises selon les règles de la majorité qualifiée.
Cependant, il reste un certain nombre de domaines jugés sensibles qui restent soumis à un soutien unanime. Le traité de Lisbonne prévoit des exceptions, notamment dans le cadre de décisions relatives à la politique étrangère. Dans un premier temps, la méthode de « l’abstention constructive » est avancée. Tant que le sujet ne concerne pas une implication militaire ou de défense, les Etats peuvent s’abstenir plutôt que de s’opposer, de façon à ce que la décision puisse être adoptée sans que les abstentionnistes n’aient à appliquer la disposition. Il s’agit de garantir un esprit de solidarité mutuelle entre les États, permettant à certains de ne pas s’impliquer, sans bloquer les autres. Ensuite, le traité prévoit la possibilité d’une dérogation spéciale, sur proposition de la présidence du Conseil, les États réalisent un vote à la majorité qualifiée pour établir une action ou une position commune. Enfin, la dernière exception repose sur la clause passerelle, les Etats décident à l’unanimité qu’un tel domaine spécifique sera encadré par un vote à la majorité qualifiée.
Au regard du fonctionnement du système de la majorité qualifiée, les soutiens à ce processus paraissent assez évidents. Les Etats tels que la France ou l’Allemagne sont conscients qu’un système de vote reposant sur le poids démographique des Etats leur est particulièrement favorable. De plus, les débats gagneraient également en efficacité, puisque la situation d’un simple État réfractaire bloquant toute la procédure ne serait plus possible. Selon le juriste et délégué au droit européen au Conseil d’Etat Jean-Luc Sauron, « La majorité qualifiée fonctionne parce qu’en négociation il y a 30-40 textes à la fois. Les 27 priorités nationales s’affrontent en marchandant un accord sur un texte en échange d’une avancée sur un autre. C’est une machine à fabriquer du compromis, qui serait impossible avec un seul texte en négociation ». A l’aune d’un contexte international sous tension, que ce soit au niveau social, environnemental, ou géopolitique, il semble que la voie de l’efficacité soit de plus en plus recommandée pour faire face aux enjeux majeurs auxquels l’Union européenne doit faire face.
Pour autant, une telle évolution ne serait-elle pas précipitée ? La majorité qualifiée connaît ses failles, qui se sont parfaitement illustrées à l’occasion de la crise migratoire en 2015 donnant lieu à un vote par la majorité qualifiée d’un système de relocalisation des migrants dans chaque pays de l’Union. Bien que cette décision ait recueilli un consensus suffisant, les Etats réfractaires comme la Hongrie ont refusé de réaliser les dispositions de ce projet. En somme, la position des Etats réfractaires au sein d’un système d’unanimité ou de majorité ne varie pas. En réalité, l’abandon de l’unanimité entraîne un fort risque de fragmentation de l’Union, car selon les termes du Professeur Charles Girard : « Là où l’obtention de l’unanimité concilie le principe de consentement et le principe de l’égalité, en réalisant l’accord de toutes les volontés, le vote à la majorité, à l’inverse, satisfait la volonté des uns en frustrant celles des autres. »
1. Le 7 février à 09:45, par Sofyane En réponse à : Vers une UE élargie : une nécessaire remise en cause des règles de gouvernance ?
Merci pour ce bel article mettant en perspective les intérêts en présence.
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