« Weg mit den Grenzen », « Schengen 2.0. » : Quand l’engagement citoyen transcende la fermeture des frontières

Reportage au bord du Rhin à Strasbourg, où Français et Allemand manifestent depuis début mai des signes d’amitié de part et d’autre du fleuve, dénonçant ainsi l’absurdité de la fermeture des frontières dans cet espace transfrontalier parmi les plus intégrés d’Europe.

, par Théo Boucart

« Weg mit den Grenzen », « Schengen 2.0. » : Quand l'engagement citoyen transcende la fermeture des frontières
Le rassemblement Schengen 2.0. était le dernier d’une longue série de rencontre sur les deux rives du Rhin débutée le 9 mai dernier pour dénoncer la fermeture brutale et unilatérale des frontières entre la France et l’Allemagne. Photo : Théo Boucart pour le Taurillon.

REPORTAGE. Dimanche 14 juin dans l’après-midi, des militants de plusieurs associations européennes, dont les Jeunes Européens – Strasbourg, se sont retrouvés sur la passerelle des Deux Rives, entre la France et l’Allemagne pour dénoncer la fermeture des frontières le long du Rhin, alors que l’espace Schengen fête ce mois-ci ses 35 ans. Ce rassemblement, le dernier d’une série de rencontres initiée le 9 mai dernier, entend mettre en exergue le manque abyssal de coopération entre la France et l’Allemagne s’agissant des frontières, un enjeu pourtant cardinal dans la région du Rhin supérieur.

C’est par un dimanche après-midi pluvieux que nous nous retrouvons, à la station de tramway Port du Rhin, terminus de la ligne D du réseau de transport strasbourgeois. Nous sommes quelques bénévoles des Jeunes Européens à avoir bravé la météo maussade pour retrouver d’autres associations européennes (comme Pulse of Europe ou encore le Mouvement Européen), à la passerelle des Deux Rives qui enjambe le fleuve entre Strasbourg et Kehl en Allemagne.

L’objet de notre rencontre ? Participer au rassemblement organisé à la frontière entre les deux pays, à équidistance des deux rives et intitulé « Schengen 2.0. ». Hasard du calendrier, le 14 juin coïncidait à la fois avec le dernier jour de la fermeture des frontières et le 35ème anniversaire de la Convention Schengen, signée le 14 juin 1985.

Ironique donc, après trois mois de fermeture arbitraire et unilatérale de la frontière entre la France et l’Allemagne. Une fermeture aux lourdes conséquences économiques, mais également psychologiques. Depuis des années en effet, la vie dans le Rhin supérieur s’était organisée en faisant fi des limites administratives, le fleuve étant vu comme un trait d’union, la colonne vertébrale d’une région intégrée, plutôt que comme un obstacle.

Amitiés de part et d’autre du Rhin

Dès le 9 mai, date ô combien symbolique puisqu’il s’agissait du 70ème anniversaire de la déclaration Schuman, quelques dizaines de personnes se sont retrouvées sur les Deux Rives pour manifester leur amitié, conscients également de l’aberration que représentait cette nouvelle situation.

Ces rassemblements, initiés entre autres par Peter Cleiß, proviseur des écoles professionnelles de Kehl aujourd’hui à la retraite, et Clément Maury, vice-président des Jeunes Européens – Strasbourg, se sont d’abord intitulés « Weg mit den Grenzen – Ouvrez les frontières ». Les samedis suivants, de plus en plus de personnes ont investi le jardin des deux rives et le Gartenschau de Kehl avec un moment fort le 30 mai dernier, où les « manifestants » ont bravé l’interdit en montant sur la passerelle, devant les yeux incrédules de la police. Un moment que Kai Littmann, journaliste à Eurojournalist(e), a qualifié de « prise de la passerelle » dans sa chronique matinale intitulée « De l’autre côté du Rhin ».

Clément Maury résume la genèse de ces rassemblements ainsi : « le mouvement est né à travers une première action menée essentiellement côté allemand avec 300 participants le long du Rhin, consistant à envoyer des signes d’amitié avec des parapluies aux voisins français confinés, et ce après plusieurs polémiques locales sur les conséquences de la fermeture des frontières. Il a ensuite été reproduit chaque samedi, sauf le 7 juin, avec deux moments forts le 30 mai sur la passerelle des Deux Rives et Schengen 2.0. le 14 juin ».

Premier rassemblement le 9 mai, le jour du 70ème anniversaire de la déclaration Schuman. Photo : Peter Cleiß

Le rassemblement du 23 mai, pluvieux mais heureux. Photo : Ioana Pop

La « prise de la passerelle » le 30 mai dernier. Photo : JE - Strasbourg

Parapluies et musique rap

Plutôt que l’ouverture des frontières, le rassemblement « Schengen 2.0. » du 14 juin avait pour objectif de faire pression sur les pouvoirs publics pour éviter qu’elles ne se referment après le 15 juin.

Arrivés sur la passerelle, on s’aperçoit de l’importance d’un objet bien particulier : le parapluie. Objet somme toute essentiel au vu de la météo, il revêt une tout autre signification : en allemand, Schirm désigne à la fois le parapluie (Regenschirm) et le plan de sauvetage économique (Rettungsschirm). Autre que pour se protéger de la pluie, le parapluie serait ici l’outil pour contrer les rudes conséquences économiques de la fermeture des frontières. Certains participants au rassemblement ont même trouvé un parallèle avec les parapluies utilisés à Hong-Kong pour « se protéger » contre l’oppression chinoise.

L’ambiance est bon enfant, les gens sont venus en famille de Strasbourg et de Kehl et se retrouvent, se mélangent, toutes générations confondues, comme si la frontière n’avait jamais été fermée. Des journalistes français et allemands sont présents pour couvrir l’évènement, déjà suivi par la presse locale les weekends précédents. Jeanne Barseghian, candidate écologiste à la mairie de Strasbourg est aussi là, tout comme certains colistiers de listes concurrentes, comme celle du candidat LREM Alain Fontanel ou de la candidate PS Catherine Trautmann. Un atelier pour dessiner des banderoles est prévu, et ce n’est pas la pluie battante qui va décourager certains enfants de dessiner, bien protégés par un drapeau européen tendu par leurs parents, rendant un bel hommage à « l’Europe qui protège ».

Sous le mini-chapiteau abritant les organisateurs de la rencontre, les prises de parole se succèdent, entrecoupées de quelques morceaux du duo franco-allemand de rappeurs Zweierpasch. Des déclarations bilingues sont lues. Un lâché de colombes a même été prévu à la fin de la manifestation, juste avant de lancer dans le Rhin une caisse en bambou (biodégradable) remplie de messages d’amitié. « Parce que le Rhin peut transporter tout ce que nous souhaitons » affirme l’une des participantes.

L’expression « l’Europe qui protège » n’a jamais été aussi vraie que sur cette passerelle battue par la pluie. Photo : Théo Boucart pour le Taurillon.

Un fiasco franco-allemand

Au-delà de l’ambiance très conviviale, Schengen 2.0., tout comme Weg mit den Grenzen – Ouvrez les frontières sont le symbole d’une situation très préoccupante avec la fermeture de la frontière dès le 16 mars, sur ordre du ministre allemand de l’intérieur, Horst Seehofer, après que l’Institut Robert Koch de Berlin a déclaré la région Grand-Est comme « zone rouge » de contamination. Hermétique dans les premières semaines, la frontière s’est tout de même progressivement rouverte, sous conditions, pour les travailleurs transfrontaliers et les familles binationales.

Jusqu’au dernier moment le manque de coordination entre les deux pays a été flagrant. En effet, si les autorités françaises et allemandes s’étaient entendues sur la date du 15 juin pour la levée de toutes les restrictions, les Français comptaient le faire à minuit, tandis que les Allemands prévoyaient d’en faire autant à 23h59, soit de facto un jour après. Devant la consternation des élus alsaciens, l’Allemagne s’est finalement alignée sur la France et la frontière est ouverte officiellement dans les deux sens depuis le 15 juin à 0h01. « Officiellement » car il a été rapporté localement que les contrôles avaient quasiment disparus depuis la fin de la semaine dernière, ce qui n’a pas toutefois pas permis d’avancer la date convenue par les autorités.

Un véritable fiasco entre la France et l’Allemagne, deux pays qui ont pourtant réaffirmé leurs liens très spéciaux lors de la signature du traité d’Aix-la-Chapelle. Ce traité, complémentaire du Traité de l’Elysée de 1963, voulait notamment renforcer la coopération transfrontalière en dotant les organismes, comme les Eurodistricts, de compétences spécifiques. Le coronavirus a donc remis complètement en cause ce travail de longue haleine entre les différents acteurs du transfrontalier, frustrés du fait que les discussions sur les frontières se fassent à Paris et à Berlin, et non pas à Strasbourg, à Kehl, à Sarrebruck ou à Forbach.

Pour Kai Littmann, les instances de coopération n’ont pas joué leur rôle, « le comité de coopération transfrontalier [institué par le traité d’Aix-la-Chapelle en début d’année] a prouvé son inefficacité pendant toute la période de fermeture des frontières. Presque tous les responsables politiques locaux avaient demandé une réouverture immédiate de la frontière. Ce comité aurait dû insister auprès des gouvernements à Paris et à Berlin pour que la situation particulière entre l’Alsace et le pays de Bade soit prise en compte. Sans doute ces mêmes responsables nous diront mardi [16 juin] que tout va bien dans le meilleur des mondes ».

Lors du rassemblement Schengen 2.0., tout le monde regrettait la fermeture de la frontière. Pour Friedrich Krauss, père de famille originaire d’un petit village près de Kehl, « nous trouvons cela vraiment dommage que la frontière soit fermée. Quand j’étais petit, l’espace Schengen n’existait pas et maintenant, c’est une réalité presque naturelle, mais fragile. Mon propre père a combattu pendant la seconde guerre mondiale et même durant cette période extrêmement sombre, il pensait que de meilleurs jours arriveraient. Je suis content que mes enfants puissent passer la frontière de manière tout à fait naturelle, et c’est normal que nous soyons là aujourd’hui pour défendre cet acquis ».

Andreea Camen, présidente des Jeunes Européens – Strasbourg, abonde dans le même sens : « La frontière représente notre liberté. Depuis le 28 avril 2017, nous pouvons librement nous déplacer en tramway à Kehl. Les Allemands sont de plus en plus nombreux à venir faire leurs courses en France. Cet accroissement des échanges enrichit nos économies, mais aussi nos liens. Nous sommes libres d’aller à 4 heures du matin manger dans un fast-food à Kehl. Nos voisins peuvent acheter nos produits de luxe sans taxes. Cette frontière, symbole des conflits séculaires franco-allemands, ne peut qu’être ouverte et doit le rester. La fermer, c’est nier notre réalité communautaire et 70 années de construction et de travail commun pour la paix. Pire encore, la fermer sans consultation, c’est nier l’existence de notre espace commun : l’Union Européenne ».

Un parfum de « plus jamais ça »

Certains redoutent les conséquences économiques et sociales irréversibles de ces trois mois de contacts très restreints dans une région si intégrée, et à l’héritage historique si particulier. Toujours selon Kai Littmann, « Si on souhaite rétablir la confiance après la fermeture des frontières, il faudra tout mettre sur la table [c’est-à-dire parler des brimades plus ou moins humiliantes subies par les Français souhaitant se rendre en Allemagne] ».

Certains responsables politiques hostiles à la coopération transfrontalière n’ont d’ailleurs pas tardé à faire de la récupération politique au moindre incident à la frontière. Ainsi, Florian Philippot, ancien vice-président du Front National s’est insurgé sur Twitter après qu’un policier sarrois a bousculé un sexagénaire à la frontière entre la Sarre et la Lorraine. Un tel climat délétère risque de faire ressurgir les pires méfiances entre Français et Allemands, rendant très difficile la cicatrisation de ces nouvelles blessures.

Heureusement que l’engagement citoyen et l’amitié entre Français et Allemands sont là pour nous montrer un tout autre tableau. Le succès des manifestations « Weg mit den Grenzen » et « Schengen 2.0. », ainsi que leur couverture médiatique, sont un immense motif de satisfaction pour tous ceux qui s’y sont engagés. Le rassemblement du 14 juin a notamment fait la Une du journal local Dernières Nouvelles d’Alsace et a été mentionné dans des reportages diffusés par la Deutsche Welle et la radio locale Südwestrundfunk.

Alors que Schengen fêtait dimanche son 35ème anniversaire, un parfum de « plus jamais ça » flottait dans l’air. Peter Cleiß l’a d’ailleurs rappelé : il ne s’agit plus d’exiger l’ouverture des frontières, mais bien de faire en sorte de les laisser ouvertes, même en période de pandémie « Nous exigeons que des structures soient mises en place pour empêcher que les réflexes nationaux ne contaminent les décideurs politiques quand il s’agit de réfléchir sur la gestion des frontières en temps de crise ».

L’un des organisateurs des rassemblements le long du Rhin depuis début mai, Peter Cleiß, accompagné à sa droite par Jeanne Barseghian, candidate écologiste à la mairie de Strasbourg. Photo : Kai Littmann / Eurojournalist(e)

Quelques heures après Schengen 2.0., les frontières rouvraient donc officiellement. A ce stade, rien ne dit qu’elles ne seront pas refermées si la situation sanitaire de part et d’autre du Rhin devait s’aggraver de nouveau. Ailleurs en Europe, les frontières s’ouvrent en ordre dispersé, comme un ultime symbole d’une Europe qui fait coopérer difficilement ses États membres lors de crises aiguës.

C’est lors de ces moments-là que l’engagement citoyen est plus que nécessaire, pour montrer que le Rhin n’est pas une frontière, mais la colonne vertébrale d’une région transfrontalière fortement intégrée. Il faut donc faire pression sur les pouvoirs publics et les autorités nationales, avec l’aide de l’ensemble des acteurs politiques et associatifs du transfrontalier, pour qu’une nouvelle fermeture cataclysmique de la frontière ne puisse jamais avoir lieu.

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