C’est dans la région du Donbass, dans la petite ville d’Avdiïvka, au côté du colonel de police Henrik Kavadze que je souhaite cette fois-ci vous amener dans cette chronique. Donbass c’est le nom du premier roman, un polar, du journaliste et écrivain français Benoît Vitkine. Spécialiste de l’ex-URSS notamment de l’Ukraine, journaliste pour Le Monde, sa première œuvre littéraire accompagnée de sa réception du prestigieux prix Albert-Londres de la presse écrite pour une série de six reportages sur l’influence russe dans la guerre du Donbass, a bouleversé le microcosme littéraire.
Une quête identitaire et mémorielle
Qu’est-ce que le Donbass ? Une région du sud-est de l’actuelle Ukraine, en plein cœur, de ce que les géographes spécialistes de cette région nomment dans la Géographie Universelle : « un espace innommable entre Baltique et Mer Noire ». Difficile de définir à qui appartient le Donbass : à la Novorossia de l’impératrice Catherine de Russie ? À l’Union soviétique ? À la Russie ? À l’Ukraine ? À elle-même ? C’est dans le cadre de ce questionnement identitaire que Benoît Vitkine place l’intrigue de son polar, en pleine guerre du Donbass entre ukrainiens et séparatistes pro-russes. Si la distinction entre les deux camps paraît simple, l’auteur s’applique à nous montrer les subtilités d’une différence qui n’a rien d’une évidence. Les habitants d’Avdiïvka vivent à quelques kilomètres de la ligne de front, en Ukraine, face à la République populaire de Donetsk, le territoire des séparatistes. La ligne de front coupe le Donbass, une région autrefois prospère de l’URSS, dotée d’une industrie lourde dans le secteur minier et de la métallurgie ainsi que dans la production de biens manufacturés.
Dans cette région majoritairement russophone d’Ukraine, la mémoire de l’Union soviétique vit plus fortement qu’ailleurs. Kiev l’européenne vit loin de Donetsk, presque russe, ou en tout cas bien plus soviétique. Les protagonistes et personnages de l’œuvre de Benoît Vitkine vivent dans cet espace aux frontières floues et aux mémoires individuelles variées et déchirées. La chute de l’URSS a laissé un vide identitaire que ni l’Ukraine, ni la Russie, ni encore moins l’Union européenne ne parviennent à combler. En suivant l’enquête d’Henrik Kavadze, ancien appelé de la 40ème armée en Afghanistan, reconverti en colonel de police resté fidèle à l’Ukraine, c’est un voyage dans la mémoire du Donbass et dans son identité plurielle que nous propose l’auteur. Un meurtre effroyable, une enquête pleine de rebondissements et des personnages bien construits dont la « petite-histoire » - raconte la "Grande" - celle d’une mémoire collective en construction et d’une mémoire officielle questionnée - viennent s’ajouter à un cadre historique déjà passionnant.
Au total, on ressort de cette lecture avec un goût à part : celui de la « coke », du nom de ce combustible issu de la pyrolyse de la houille dont l’usine d’Avdiïvka produit des quantités démentielles. Le charbon est partout, jusqu’au cœur de la scène de crime, et les anciens hauts-lieux de l’industrie soviétique servent de toile de fond. Donetsk, sa capitale, est le point d’acmé de la quête identitaire et mémorielle du personnage principal. Enfin, hors du temps comme l’est la République populaire de Donetsk, Henrik Kavadze fait la paix avec ses vieux démons. C’est en se confrontant à ces derniers et en menant à terme son enquête qu’il parvient à se structurer. Sur les bords de la mer d’Azov, entre Ukraine et Russie, le personnage principal est finalement en paix : le Donbass est bien cette zone innommable, ni tout à fait Russie, ni tout à fait Europe, mais en recomposition. Cette nouvelle identité est certes hybride mais c’est en sortant de la résignation et en l’affirmant, que le personnage principal parvient finalement à s’accepter et à admettre l’état de fait dans lequel est le Donbass. Le cri du cœur contre la modernité moscovite à Donetsk en plein centre du territoire séparatiste et le sentiment d’éloignement qu’il exprime quant à l’Union européenne témoigne, à la fin du polar, du flux tendu qui nous conduit vers ce climax de fin d’une identité hybridée. La richesse du polar réside dans cette quête identitaire des personnages et dans les fins tragiques de ceux qui choisissent une identité seulement soviétique, ukrainienne ou européenne.
Un nouveau monde désenchanté
Donbass c’est aussi une plongée dans la vie quotidienne des millions d’ukrainiens et de séparatistes qui vivent dans un univers dichotomique entre un monde en guerre et une vie qui continue malgré tout. On est frappé par cette dualité constante entre le rappel permanent des bombes qui tombent et la banalité avec laquelle le quotidien continue. C’est ce paradoxe qui pousse un des personnages à commettre l’horreur. Le monde des vivants et le monde des morts sont, au Donbass, intimement liés. Les drames personnels des personnages principaux hantent les vivants et la menace de la mort est sans cesse présente. La pop moscovite fait écho aux bombes qui tombent sur la vieille-ville et les parties de Mario Kart succèdent aux fusillades.
C’est dans ce monde divisé que les personnages avancent et délivrent in fine leur propre identité, celle des « gens du Donbass » : les hommes y sont larges d’épaules mais très sensibles, marqués par leur passé industriel et celui de la mine, prisonniers d’une utopie soviétique qui n’existe plus et peu soucieux d’une Ukraine sans réelle identité. Le monde soviétique manque, sans être l’objet d’une nostalgie. La disparition des cadres sociaux et normatifs soviétiques bouleverse une société qui peine à se recomposer. Kiev est jugée durement, car trop européanisée. C’est au Donbass, à Donetsk notamment, que les manifestations contre la révolution orange en 2004 furent les plus violentes, comme un prélude au mouvement anti-maïdan. L’équilibre post-soviétique repose sur une oligarchie locale liée à Moscou ou aux intérêts russes, et la frontière entre licite et illicite est fine. Benoît Vitkine parvient à montrer brillamment le degré de corruption alarmant existant en Ukraine et la situation inextricable dans laquelle se trouve le pays. S’emparer du pouvoir en Ukraine signifie s’emparer des capitaux et donc posséder des alliés sectoriels notamment dans l’industrie qui sont précieux pour conserver le pouvoir. Kiev ou Donetsk, Ouest ou Est, Europe ou Russie, le choix n’est pas simple, il engage largement, au-delà du champ du politique.
Enfin, plus que la misère économique c’est la misère sociale qui, dans ce polar, nous frappe. Prostitution, drogue, criminalité…L’Etat n’existe presque plus et le cynisme du personnage principal, pourtant membre de la police, montre le délitement, sinon les difficultés structurelles de l’Etat ukrainien. L’ambiance du polar est sombre, elle nous noie dans cet univers post-soviétique froid et désenchanté. L’utopie est passée, cela est affirmé plusieurs fois dans le choix des lieux, des symboles, dans les paroles des personnages. Place désormais à la dystopie. La guerre du Donbass et la corruption endémique de l’Etat ukrainien - toute l’énergie du protagoniste n’y change d’ailleurs rien - ont fait mourir une autre utopie possible, celle de l’Ukraine, à laquelle personne ne croit vraiment. Symbole de ce désenchantement, l’aéroport international de Donetsk, ultra-moderne, inauguré pour l’Euro de football 2012, n’est aujourd’hui plus qu’un tas de ruines, son évocation vient renforcer le tragique ambiant.
Un polar classique du genre
Au-delà de cette analyse historique et politique de l’œuvre de Benoît Vitkine, il ne faut pas omettre le fait qu’elle est aussi et surtout un véritable polar. Les crimes sont macabres, l’enquête haletante, le personnage d’Henrik Kavadze attachant et revêtant parfaitement le costume d’inspecteur. Le fait que son passé afghan vienne se mêler à l’enquête ajoute au livre une autre dimension géopolitique. L’ambiance froide, grise, les descriptions, sans être trop longues, des immeubles, des rues, de l’atmosphère générale des villes traversées, donnent une ambiance sombre digne des grands classiques du polar. Dans cette Ukraine profonde, héritière de l’époque soviétique, oubliée par l’intégration européenne, différente de Kiev, loin de la mondialisation si ce n’est de celle de la consommation, Donbass est un polar moderne, un incontournable pour comprendre cet espace pris entre étranger proche russe et voisinage européen, en quête d’identité, de mémoire et surtout, de paix.
Suivre les commentaires : |